Pour ses nombreux admirateurs de par le monde entier, Howard Phillips Lovecraft est un auteur qui fascine, autant par son œuvre foisonnante que par sa personnalité complexe, à ce point qu’après avoir créé des mythes, qui n’ont fait que grandir après sa mort, il en est lui-même devenu un, là aussi de façon posthume. Ce n’est pas la première biographie consacrée à Lovecraft, l’écrivain Lyon Sprague de Camp lui avait déjà dédié un volume conséquent, Le Roman de sa vie (publié par NéO en 1988), dont les nombreuses inexactitudes sont pointées par Joshi, à commencer par l’idée répandue que « le Reclus de Providence » était un misanthrope ne sortant jamais de chez lui, alors qu’il a beaucoup voyagé et établi de multiples liens sociaux, que ce soit de façon directe ou épistolaire, avec par exemple des écrivains en herbe comme Robert E. Howard, Clark Ashton Smith ou Robert Bloch.
Cette fois, que l’on en juge sur pièces, nous tenons là assurément la biographie ultime. Spécialiste des littératures de l’imaginaire et de Lovecraft, mais aussi de Montague Rhode James, Ambrose Bierce, Algernon Blackwood, Lord Dunsany, S.T. Joshi a travaillé pendant près de vingt ans sur son sujet, et ça se voit. Tout au long de ces 1400 pages serrées (version non abrégée d’un ouvrage ultérieur), il passe au peigne fin la riche et courte vie (1890-1937) de l’écrivain, apportant des éclairages précis sur la façon dont il s’est construit – ou reconstruit – au cours des différentes étapes de sa vie. Il est impossible de tout détailler ici (remarque qui vaut autant pour l’étude de sa vie que l’analyse de l’œuvre), mais il faut louer la rigueur scientifique avec laquelle le biographe a reconstitué chronologiquement la vie de Lovecraft, s’appuyant sur des sources primaires, c’est-à-dire les écrits d’époque, de HPL ou sur HPL, pas sur des interprétations personnelles comme l’ont fait en leur temps De Camp ou le très controversé August Derleth, gardien du temple plus soucieux de faire fructifier l’héritage lovecraftien pour ses propres intérêts que pour rendre hommage au maître. Pour appuyer son texte, Joshi reproduit de nombreux extraits de lettres de Lovecraft, qui ne font que donner plus de relief et de pertinence à chaque propos, l’abondante correspondance de l’auteur offrant aussi de nombreuses clés de lecture sur sa vie et son œuvre – les spécialistes estiment qu’il aurait écrit entre 60.000 et 100.000 lettres !
Enfant plutôt solitaire, élevé par une mère à l’influence dévastatrice, Lovecraft est vite marqué par le sentiment de perte, de son père, sa grand-mère, sa maison d’enfance… Sujet à des « quasi dépressions », puis à une vraie dépression, sa scolarité en sera affectée et son entrée à l’université compromise, ce qui ne l’empêchera pas d’être un brillant autodidacte. Avant de devenir l’écrivain que l’on sait, le jeune Howard a développé un goût prononcé pour la science, tout particulièrement l’astronomie, mais aussi le journalisme amateur et les belles lettres, son étalon étant les œuvres du XVIIIème siècle. Au premier rang des nombreuses influences de ce lecteur précoce et boulimique, on trouvera les contes des Mille et une Nuits, Edgar Poe, Lord Dunsany, Jules Verne, Conan Doyle ou encore Hawthorne. Lovecraft qualifie sa personnalité complexe de « nature tripartite », qui lui donne « l’amour de l’étrange et du fantastique, l’amour de l’ancien et du permanent, l’amour des vérités abstraites et de la logique scientifique »
Cette biographie n’est évidemment pas qu’une suite de faits objectifs, énumérant avec précision et un luxe de détails la vie de l’écrivain jusqu’au dernier souffle et même au-delà (voir le chapitre consacré à sa postérité éditoriale), elle propose aussi une analyse de ses textes, comme les célèbres L’Appel de Cthulhu, Dagon, Les Rats dans les murs, etc. Elle offre aussi une présentation rigoureuse des vues philosophiques, esthétiques, sociales, économique et politiques de Lovecraft : son ascétisme, son athéisme, son matérialisme, son militarisme, sa méfiance face à l’industrialisation, son « cosmicisme » (face à l’immensité du cosmos, l’homme est insignifiant). Joshi ne cache ni n’excuse les côtés les moins glorieux de l’écrivain, comme son élitisme intellectuel, son snobisme social, son caractère compulsif, son absence totale de romantisme, son peu d’appétence pour le sexe bien qu’il fût marié, ses problèmes financiers, et bien sûr, pour finir par ses côtés les plus obscurs, son attirance vers les régimes autoritaires et son profond racisme, principalement dirigé vers les Noirs, qu’il estime « inférieurs », prose et poésie à l’appui.
Outil indispensable pour mieux comprendre l’homme et son œuvre par-delà tout le folklore qui s’y attache et les contre-vérités à la peau dure, Je suis Providence est une biographie magistrale dont l’érudition n’a d’égale que la passion et la rigueur mises au service de son sujet. Un must que tout amateur de Lovecraft se doit d’avoir dans sa bibliothèque, en bonne place aux côtés de ses œuvres de fiction. On ne peut donc que saluer bien bas le travail d’Actu SF, du directeur d’ouvrage Christophe Thill et de son équipe de dix traducteurs, pour avoir enfin mis à la disposition du lecteur français une telle somme.
Mister Lag pour SF Mag 105, juillet 2019
H.P. Lovecraft : Je suis Providence, biographie de S.T. Joshi (I Am Providence, The Life and Times of H.P. Lovecraft, 2013), traduit de l’anglais par Thomas Bauduret, Erwan Devos, Florence Dolisi, Pierre-Paul Durastanti, Jacques Fuentealba, Hermine Hémon, Annaïg Houesnard, Maxime Le Dain, Arnaud Mousnier-Lompré & Alex Nikolavitch., Actu SF, mars 2019, tome 1 : 716 pages grand format, 28 euros, tome 2 : 684 pages, 27 euros.