Je marche le dos au soleil et je me prends pour mon ombre colossale

En 1962, à vingt-six ans, Huguenin se tue en bagnole. Les dernières lignes de son journal datent du 20 septembre, deux jours avant son accident, deux ans après la publication de son unique roman La côte sauvage, un immense succès salué par la critique ; Aragon, Mauriac, Gracq (qui fut son prof d’histoire au lycée) ne tarirent pas de louanges. Le Journal, authentique œuvre littéraire, s’étire de 55 à 62 : Huguenin étudiant (IEP, licence de φ), collaborateur et créateur de revues littéraires (Tel Quel, avec Hallier qu’il considérait comme un raté, et Sollers), pigiste dans les rubriques « littérature » de multiples périodiques, romancier en souffrance sur ses pages - Huguenin jeune et rageur.


Processus de création


Le Journal est d’abord la lente gestion de La côte sauvage, de l’infime balbutiement aux explosions créatives, du sombre désespoir devant l’ampleur d’une tâche qui n’avance pas assez à la joie de se tenir la bride suffisamment serrée pour la faire aboutir - Huguenin contre vents et marées, et d’abord contre lui-même.


Oscillant entre mondanités et ascétisme, entre grégarité et dégoût de ses fréquentations qu’il juge médiocres (68 n’est plus si loin), l’étudiant tâtonne. Au fil des mois il finit par exclure que son œuvre littéraire soit séparée de sa propre vie : les deux ne devront former qu’un bloc soudé au cœur. Le Journal est cette quête d’elle-même d’une âme mise à nue par son contempteur. Pour la dompter, Huguenin passe beaucoup de temps seul, enfermé à écrire, en recherche de puretés littéraires et de rêves de grandeur. Il ne déteste rien de plus que les hommes qui décident de « rater leur vie » par orgueil, et si l’on considère son admiration pour Bernanos, il s’en fallait de peu pour que « on » le prît pour un « facho ».


Étudiant/écrivain sous tutelle


Tutelle de Bernanos, mais aussi de Barrès, de Valéry et de Constant. Avec les deux premiers il partage le refus de la complaisance, et d’abord avec lui-même, le Journal retraçant les longues journées où l’obsession de « faire face » emporte tout : force, abnégation, Foi chrétienne, courage, honneur, telles sont les valeurs déchues qu’il veut restaurer, non comme principes politiques, mais comme philosophie personnelle, strictement, « régner sur les foules, sur un pays, m’exaltait moins que de régner sur moi. Le seul empire que j’aie jamais voulu posséder, c’est l’empire sur moi-même ». Pour aboutir, Huguenin comprend très vite qu’il devra se débarrasser des autres, tièdes et veules : il considère la jeunesse de son temps, celle qui allait faire « 68 » nous le savons maintenant, conformiste et désespérante. La pesanteur, les lamentations des masses moutonnières le révolte. Il refuse de se laisser « tuer » et s’impose une discipline de cosaque.


« Raisonneurs sans être logiques, traditionalistes sans être fidèles et sentimentaux sans passion, les Français d’aujourd’hui sont décidément un peuple d’une dégoûtante médiocrité ».


Huguenin témoigne de sa détestation pour nos outrances obligatoires et globales, pour la toute jeune télévision et la consommation de masse, pour la grégarité naturelle de l’espèce, car « dans les rapports humains, le mal croît avec le nombre, le diable a fait de la foule son lieu d’élection ; qu’il se cache dans les replis de la multitude ; qu’il n’ose s’attaquer aux âmes solitaires, mais qu’il parvient à ronger ces mêmes âmes lorsque le bruit, les voix et de nombreuses présences les étourdissent, et qu’alors il infuse en elles son venin, qui n’est jamais que la médiocrité ».


On retrouve du Léon Bloy chez Huguenin : « Plus on est semblable à tout le monde, plus on est comme il faut. C'est le sacre de la multitude » (Exégèse des lieux communs - 1901).


Semi-pascalien obsédé par la mort


Résister aux divertissements donc, dont il craignait les dangers de lente décrépitude, résistance à la vulgarité et à la normalisation rampante, telle était la voie de la mystique d’Huguenin qui méprisait les plèbes, celles d’en bas comme celles d’en haut, avec en ligne de mire la mort qu’il disait ne pas craindre.


La mort rapide comme prémonition (exhaussée), la vie et ses souffrances sine qua none comme mission, le feu de l’écriture pour un nouveau romantisme, comme acte littéraire et refondateur le plus noble qui soit, contre le nouveau roman.


La fougue !

-Valmont-
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le 2 juil. 2019

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