Je ne nie pas qu’on puisse y trouver quelque chose en cherchant bien : en cherchant bien, on peut trouver quelque chose dans Oui-oui chez les Télétubbies (1).
Ce quelque chose tient-il dans le langage ? « Peut-être / (est-ce qu’on peut deviner ces choses-là ?) / peut-être que ma vie sera toujours ainsi, on doit se résigner, bon, / il y a des gens et ils sont le plus grand nombre, / il y a des gens qui passent toute leur existence là où ils sont nés / et où sont nés avant leurs parents, / ils ne sont pas malheureux, / on doit se contenter, / ou du moins ils ne sont pas malheureux à cause de ça, / on ne peut pas le dire, / et c’est peut-être mon sort, ce mot-là, ma destinée, cette vie », balbutie Suzanne (p. 41-42 de la collection « Classiques contemporains »). Or, j’ai du mal à croire que dans les années 1990, présenter des personnages de théâtre qui cherchent leurs mots et des répliques à la syntaxe décousue puisse donner lieu à un authentique travail sur la langue.
Maintenant, est-ce que Juste la fin du monde est une œuvre universelle ? N’importe quel bipède sachant lire peut s’y retrouver pourvu qu’à un moment ou à un autre, à dix, quinze, vingt-cinq ou soixante-dix ans, il se soit dit que sa famille était merdique ; qu’il ait eu envie de la fuir ; qu’il ait rivalisé avec son frère ou sa sœur ; qu’il se soit ennuyé. Cela n’exclut plus grand-monde. Je peux aussi vous mettre un catalogue de la Redoute sous les yeux et vous dire que c’est une œuvre d’art universelle au motif que la quasi-totalité de la population mondiale porte des vêtements.


Si le bipède en question fait partie de la classe moyenne d’une société occidentale à l’ère industrielle, c’est encore mieux. Et s’il a déjà pique-niqué de « salade de thon avec du riz et de la mayonnaise et des œufs durs » (première partie, scène 5), c’est le bingo… Au moment où la mère parle de salade de thon, d’ailleurs, des spectateurs ont ri. Or, le potentiel comique du texte ne saute pas aux yeux – en dehors du « Oui, je veux bien, un peu de café, je veux bien ».
Oui, j’ai quand même aussi vu une captation, en me disant que Juste la fin du monde était peut-être une de ces pièces pénibles à la lecture mais irrésistibles sur scène (2). Et je ne m’attendais pas à ce que le public y rît. Je crois qu’il y avait, dans ce rire-là, plus de mépris social que de franchise – voyez cette famille peu lettrée, ils cherchent souvent leurs mots et se nourrissent de salade de thon, d’ailleurs le grand frère travaille dans l’industrie, ce malheureux Jean-Luc a bien eu raison de fuir ça –, avec, sous-jacentes, la condescendance et la peur du déclassement qui caractérisent le mépris de classe en 2020.
Mais ce qui m’a le plus marqué, c’est que la pièce ne gagne pas grand-chose à être représentée. Il me semble qu’une mise en voix suffirait. Autrement dit, comme texte et comme spectacle, l’œuvre m’a paru ratée, mais je suis certain que comme fiction radiophonique à diffuser sur France Culture aux petites heures de la nuit, Juste la fin du monde s’en tirerait mieux.


(1) Et je ne parle pas des enfoncements de portes ouvertes qu’on trouve çà et là en guise d’analyse critique. « Toute la pièce de Lagarce […] tient dans cet écart temporel entre l’intention d’annoncer la (mauvaise) nouvelle et l’impossibilité de le faire », lit-on dans une préface de Jean-Pierre Sarrazac (p. 7). Merci, Jean-Pierre. La prochaine fois, on verra comme toute l’Odyssée d’Homère tient dans cet écart entre la volonté d’Ulysse de rentrer à Ithaque et son impossibilité de le faire.
(2) La mise en scène est de François Berreur, autrement dit de quelqu’un qu’on peut difficilement accuser de trahir Lagarce.

Alcofribas
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le 1 juil. 2020

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