Jean-Claude Romand n'est pas un monstre. Jean-Claude Romand est un homme. C'est ce que rétablie Emmanuel Carrère au terme de son livre, non pas pour minimiser les crimes ou excuser l'assassin, mais tout simplement pour rétablir la normalité, le deuil, la souffrance, le drame humain. En fait sa démarche est celle, tout aussi admirable d'Hannah Arendt lors du procès Eichmann en Israel. Il s'agit de sortir des actes pour juger non pas l'adversaire, le diable, mais bien un homme.


Mais pour l'écrivain, ce fut un risque, celui de s'intéresser au coupable plus qu'aux victimes.



J'ai pensé qu'écrire cette histoire ne pouvait être qu'un crime ou une prière.



Il savait à quoi s'attendre et son écriture est presque ici un acte militant.



Mon problème n'est pas, comme je le pensais au début, l'information. Il est de trouver ma place face à votre histoire.



Jean-Luc Romand est un être humain fascinant et l'on comprend mieux ce qui a intéressé l'écrivain Emmanuel Carrère dans ce personnage. L'engrenage dans lequel il s'est plongé. Il était un jeune étudiant en médecine quand un jour il ne s'est pas levé pour aller passer un examen. Il a été recalé. Il n'a jamais repassé l'examen, pour une raison qui reste indicible, même pour un écrivain. Il préfère alors mentir à ses proches. Il sera, dans ses rêves, le docteur Romand, médecin brillant de l'OMS. Il aura une femme, deux enfants et des amis qui lui feront confiance aveuglément car Romand est un homme courtois, gentil, affable, qui rend service et qui s'occupe de sa famille avec affection. Il offre des cadeaux, emmène ses enfants en vacances malgré ses occupations énormes à l'OMS, du moins croit-on. Il passe en fait ses journées à errer, à lire, à dormir et ne rentre que le soir. Il donne le change à son mensonge en s'inventant des réunions, des voyages d'affaires, des collègues. C'est paradoxalement plus simple pour lui d'entretenir le mensonge que de briser la bulle. Il hésite parfois à le dire puis il se ravise toujours. Il extorque de l'argent à ses parents, à son beau-père, à sa maitresse pour continuer de vivre comme un riche professeur de médecine. Il parvient à passer miraculeusement entre les mailles du filet. On le croit, les incohérences de sa vie échappent à tout le monde. Le destin est cruel, il prolonge l'agonie et retarde la chute, de jour-en-jour annoncée plus terrible. Romand veut en finir, se tuer. Mais il n'y arrivera pas. Il préfèrera garder son secret plutôt que de le révéler à ses proches. Il tue sa femme, ses deux enfants, ses deux parents. Il brûle sa maison. Il enterre sa vie en somme. Seuls ses amis tomberont des nues. Jean-Claude Romand sera condamné à perpetuité pour actes crapuleux, lâcheté, souffrance.


Le livre est un récit. On ne peut pas vraiment parler de roman avec Emmanuel Carrrère. Ce dernier abandonne la forme romanesque avec ce livre, L'Adversaire car il s'est rapidement trouvé incapable d'écrire une fiction sur un sujet aussi épouvantable. Il est donc parti de son propre rapport à Jean-Luc Romand avec lequel il entretenait une correspondance. Il fait alors ce qu'il sait faire de mieux en tant que journaliste, mener l'enquête, parcourant les lieux que l'assassin a fréquenté, interrogeant des témoins, des proches, rapportant les débats du procès, les coupures de presse. Il reconstitue, à partir d'un fait divers l'histoire d'une tragédie familiale. Il tente de réintroduire derrière l'acte monstrueux l'humanité. Mais Carrère n'est pas un simple journaliste, c'est un véritable écrivain.


Au travers de Jean-Luc Romand, il parle de sa famille, de ses amis, de ses proches. Il parle aussi de l'égoisme, ceux de proches qui ne voyaient pas bien loin, celui de Romand, enfermé dans son mensonge. Il parle de l'amour, de l'errance, de la vie. L'écrivain Emmanuel Carrère s'efface derrière le drame. L'Adversaire préfigure largement D'autres vies que la mienne qui épousera les mêmes contours de la tragédie. L'écrivain s'interroge quant à lui sur sa place dans cette histoire, il doute de ses raisons. Il pense à la religion aussi, dont la figure hante l'histoire de Jean-Luc Romand, et cela lui inspirera le récent livre Le Royaume, interrogation métaphysique.


Emmanuel Carrère transforme donc l'interrogation banale d'un citoyen dans un éloge à la rédemption possible, sans complaisance, mais sans haine. Il rétablit l'humanité au coeur du sordide. Ainsi, le livre termine par une touche d'espérance, les visiteurs des prisons qui prient pour les prisonniers et la misère du monde. Un livre bouleversant de simplicité, de sincérité, de véracité. Il y a une honnêteté admirable chez Carrère qui expose aussi bien ses certitudes que ses doutes, qui avoue ne pas tout comprendre. Son livre est une interrogation sur le mystère du genre humain mais aussi un récit profondément humaniste qui refuse le manichéisme, qui aime la complexité, la nuance. Un véritable travail d'écrivain, élégant et simple.



En roulant vers Paris pour me mettre au travail, je ne voyais plus de mystère dans sa longue imposture, seulement un pauvre mélange d'aveuglement, de détresse et de lâcheté.


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le 4 mars 2016

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