Alma Belasco ne ressemblait à aucune autre des habituées de Lark House, se disait Irina, jeune infirmière moldave fraîchement embauchée dans cette résidence du troisième âge des environs de San Francisco.


Quatre-vingts ans, et une superbe ne laissant d’impressionner la jeune femme, qui avait souvent noté la « béatitude sucrée » de nombre de pensionnaires, s’abritant sous la bannière déployée de leur spiritualité.


Alma, elle, artiste reconnue, gardait les pieds sur terre et sous les lunettes à monture foncée, son regard châtain, rendu plus impérieux encore par d’épais sourcils noirs, n'autorisait aucune familiarité, imposait la distance et forçait le respect.


Toutefois, depuis que la vieille dame l’avait engagée comme secrétaire particulière, Irina, tout investie dans cette tâche essentielle, s’était rapprochée de l’octogénaire indépendante, à laquelle elle vouait désormais une admiration affectueuse.


Et pour faire le lien entre les deux femmes, on pouvait compter sur Seth, le petit-fils d’Alma, séduit d’emblée par la jeune femme, qui avec son visage de lutin en forme de cœur et ses allures de garçon manqué, ne rappelait en rien les beautés d’Europe de L’Est qui squattaient les pages des magazines, offrant à des amateurs, conquis d’avance, leurs « pommettes de Mongol et leur langueur d’odalisque».


Mais Irina, affichant une indifférence amicale, se dérobait, s’appliquant à cacher sa féminité sous des vêtements sans grâce, ce qui n’empêchait pas le jeune homme, littéralement fasciné par les prunelles de chat sous le bonnet de laine, le cou gracile et la peau si blanche qu’elle semblait «jeter des éclats dans l’obscurité » de se perdre en conjectures pour attirer son attention.


C'est durant sa quête d’amour, que Seth découvrit alors le pouvoir irrésistible de l’écriture : arguant de sa volonté d’élaborer, avec l’aide de sa grand-mère, l’histoire des Belasco depuis un siècle et demi, couplée avec leur installation à San Francisco, il s’en ouvrit à Irina, laquelle se déclara passionnée par un projet qui enflammait son imagination et faisait briller ses yeux, « enfin! » Pensa-t-il.


Alma, quant à elle, ayant applaudi l’idée de son petit-fils chéri, le jeune homme, à qui l’enthousiasme exprimé de sa belle avait donné des ailes, se décida donc à coucher sur le papier le roman-fleuve qu’il portait en lui depuis l’adolescence et qui menaçait à brève échéance de l’asphyxier s’il ne l’écrivait pas.
Irina fut ainsi initiée à l’histoire de la famille Belasco et surtout à celle d’Alma, petite Polonaise juive qui n’était alors qu’Alma Mendel.


Afin de la protéger, on était en 1939 et les rumeurs de guerre allaient bon train, son père avait préféré briser momentanément le lien familial : la petite fille, approchant de ses huit ans, serait confiée à sa tante maternelle, mariée aux Etats-Unis avec Isaac un « homme important » comme on disait dans la famille, Samuel, le fils de 17 ans, avait rejoint l’Angleterre, par mesure de précaution, trois mois auparavant.


Déjà très éprouvée par le départ de ce grand frère qu’elle adorait et qui n’avait cessé de la protéger, la rassurer et la choyer, Alma, la mort dans l’âme, agrippée à la rambarde du ferry, les yeux embués de larmes, voyait disparaître, silhouettes à peine perceptibles, les deux êtres qui, la veille encore, meublaient sa jeune existence.


Cette dernière image, sur le quai du port de Dantzig s’imprimerait à jamais dans sa mémoire : un homme mûr, barbu, le regard sévère, chapeau et long manteau noirs, entourait les épaules d’une femme encore jeune anéantie de chagrin, tous deux agitant convulsivement leurs mouchoirs blancs en signe d’adieu.


Et la grand-mère de se raconter : l’arrivée dans le port bouillonnant de San Francisco, l’accueil chaleureux de sa tante et de son oncle, la complicité de cœur immédiate avec son cousin Nathaniel, de 5 ans son aîné, pâle, timide et doux avec «une allure de héron et des yeux pensifs de grand chien» et l’installation dans la vaste et riche demeure de Sea Cliff.


Alma devait y passer près de soixante dix ans avant d'emménager, de son propre chef, à Lark House.


La petite fille malheureuse et solitaire dont l'oncle, alarmé mais discret, percevait les sanglots étouffés, la nuit , à travers les épaisses portes d’acajou sculpté, sembla toutefois, un mois plus tard, avoir enfin trouvé un certain équilibre : l’attachement qu’elle portait aux deux garçons qui resteraient les premières et seules amours de sa vie, son cousin Nathaniel, bientôt treize ans, le benjamin des Belasco et Ichimei Fukuda, du même âge qu’Alma, le plus jeune fils du jardinier japonais.


La rencontre des enfants, mise en place par Nathaniel, avait eu lieu au printemps, sous un luxuriant cerisier en fleurs, Japon oblige, «un gros nuage de coton rose» comme l’avait qualifié poétiquement, dans son anglais saccadé, le père d’Ichimei : Takao Fukuda, jardinier en titre, devant lequel, l’oncle Isaac en personne, lui, le mythique Créateur de la Fondation Belasco se découvrait la tête par respect.


Ichimei, inclinant le buste, se présenta :
- je suis Ichimei, quatrième fils de Takao et Heideko Fukuda. Honoré de faire votre connaissance, Mademoiselle.
-Et moi je suis Alma, nièce d’Isaac et Lillian Belasco. Flattée de vous connaître, monsieur. Répliqua la fillette, déconcertée et amusée par le ton si sérieux du jeune garçon.


Une première formalité qui donnait le ton et allait décider d’une longue, très longue relation empreinte de tendresse et d’humour, passionnée et passionnelle, une communion de cœur et de corps qui ne devait jamais se démentir, nourrie de ses absences et de ses manques et perdurant par delà les vicissitudes et les aléas de la vie.


Dès ce moment-là Ichimei devint Ichi : toute sa vie Alma reverrait le petit garçon
« à la main verte, à la peau couleur miel, au cheveu raide et dru, celui qui, tout petit et menu qu’il soit, soulevait sans efforts de lourds sacs de sable » et répondait aux compliments par un large sourire étirant ses yeux en deux fentes à peine visibles.


Union impensable, certes, dans les années quarante et cinquante, d’une jeune héritière avec le fils d’un jardinier japonais, mais une somptueuse romance qui scelle un destin de femme exceptionnel et parfois très ordinaire, fait d’exaltation et d’amour, de mensonges et de compromis.


Et l’on est saisi par l’extraordinaire jeunesse d’une dame de 80 ans, par son charme fantasque , ses escapades romanesques et ses fugues amoureuses : une vision de la vieillesse qui a quelque chose de rafraîchissant dans notre époque de jeunisme forcené.


Un roman captivant au fil duquel Isabel Allende brasse avec bonheur, outre celui de l'âge, les thèmes du racisme, de l’hypocrisie sociale, de la pédophilie et de l’homophobie, dessinant en filigrane de beaux personnages secondaires qui confèrent au récit les couleurs de la vie.



« Notre amour est inéluctable, Alma.
………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………… Je comprends que nous ne serons jamais mariés, mais que nous ne pouvons renoncer à ce que nous avons éprouvé avec une telle intensité. Je t’invite à vivre ce qui nous appartient comme dans une bulle protégée de tout contact avec le monde et que nous garderons intacte pour le restant de nos jours, et par-delà toute mort. Car c’est de nous qu’il dépend que l’amour soit éternel.
………………………………………………………………………………………………………… Nous avons encore dix-sept ans, Alma, mon âme. »



Ichi


Aurea
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le 27 juin 2018

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