L'Arrache-cœur
7.5
L'Arrache-cœur

livre de Boris Vian (1953)

Publié en 1953, L’Arrache-cœur est le dernier roman que Boris Vian publie de son vivant, sous son propre nom. C'est aussi, pour moi, ma première rencontre avec son œuvre. Commencer par la fin, voilà un geste à la hauteur de son univers farfelu !


Dans les premières pages, le roman s'ouvre sur une scène peu courante dans la littérature (je faisais la même remarque pour Beaux Seins, Belles Fesses de Mo Yan) : un accouchement, qui plus est de triplés. L'univers semble familier, malgré quelques étrangetés : la femme, par exemple, a enfermé son mari pendant deux mois dans une chambre afin qu’il ne la voie pas enceinte—détail qui donne le ton. Ici, le familier est toujours un peu faussé, déformé, rendu suspect. Puis peu à peu, le roman dérape vers un monde absurde où les conventions sociales, la morale, et même la logique, se dissolvent : foire aux vieux, des villageois qui répondent nonchalamment aux vexations verbales par des coups de poing, etc. Les dates, au départ normales, deviennent petit à petit complètement fantaisistes (348 avroût), et, avec Jacquemort, on perd toute notion du temps et de la réalité...


À mon sens, le livre traite de l'incompréhension dans les relations humaines. Les personnages ne se comprennent pas. Clémentine ne supporte plus et chasse son mari ; les relations sexuelles qu'a Jacquemort sont asymmétriques (il est toujours socialement et intellectuellement supérieur à ses partenaires) mais surtout superficielles et mécaniques ; incapable d’affronter la complexité de Clémentine, le charpentier se fabrique une réplique artificielle, un substitut féminin manipulable à volonté... Dans cet univers, l’autre reste toujours partiellement inaccessible, masqué derrière des rôles (mère, mari), des fonctions (charpentier, couturière, psychiatre, bonne) ou des parodies (curé vénal).


Clémentine, par exemple, est assignée à son rôle de mère. Petit à petit, ce rôle devient si envahissant qu’il absorbe toutes les autres facettes possibles de sa personnalité : femme, personne singulière. Aux yeux des autres personnages—et souvent aux siens propres—elle n’existe plus qu’à travers ses enfants, au point de se retirer de toute vie conjugale et de chasser son mari. L’obsession maternelle, loin de rapprocher, devient une barrière qui empêche toute rencontre véritable avec l’autre, et même, paradoxalement, avec ses enfants en tant qu’individus.

Dans les scènes où Clémentine égrène dans sa tête tout ce qui pourrait arriver à ses enfants, Vian travaille par accumulation et projection : l’imagination de la mère devient un inventaire d’horreurs potentielles, une sorte de catalogue prophylactique contre l’imprévisible. Le curé présente cela comme un "luxe de précautions" et affirme que Clémentine, suivant sa conception à lui de la religion comme luxe, est en fait une sainte.

Or l’absurde, dans L’Arrache-cœur, atteint son point culminant dans la conclusion : au lieu de s’attaquer à la source de son angoisse — son propre rapport pathologique à la peur — Clémentine dirige toute son énergie vers la maîtrise totale de l’environnement de ses enfants. Son ultime geste, les enfermer dans des cages, cristallise cette logique : supprimer toute possibilité d’accident en supprimant la liberté elle-même. Sa manie d'enfermement se voit déjà au début du roman, lorsqu'elle enferme et menace son mari pour qu'il ne la voie pas. On enferme pour éloigner (le mari) ou pour rapprocher (les enfants)—les deux finissant par être des actes de care pour soi-même, pour s'éviter le dégoût ou la peur.


Curieusement, c’est dans le rapport à la nature que les échanges se font les plus authentiques et les plus féconds. Clémentine trouve dans ses promenades au bord des falaises une forme de respiration, un moment de suspension où ses obsessions s’allègent. Les triplés, eux, vivent une véritable immersion sensorielle au contact des limaces et d’étranges créatures fantastiques : leur curiosité et leur spontanéité les relient à un monde vivant qui ne ment pas, ne cherche pas à les contraindre. La nature, dans le roman, apparaît ainsi comme un espace de communication directe et dépouillée, où le lien se tisse sans les filtres et les déformations qui pervertissent les relations humaines.

Sibleo_Livres
7
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le 13 août 2025

Modifiée

le 14 août 2025

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