Lire l’éducation sentimentale, c’est contempler la médiocrité ambiante, celle d’une époque révolue, et prendre également conscience de sa propre médiocrité, comme un miroir tendu vers le lecteur. C’est aussi se prend une claque stylistique, car l'écriture de Flaubert ne laisse pas indifférent.


Mais, osons se l’avouer, ce n’est pas un roman « facile » pour trois raisons principales :


D’abord, parce que son personnage principal, Frédéric Moreau, incarne un anti-héros désespérant. Son histoire, celle d’un jeune provincial venu faire son droit à Paris dans la perspective d’y faire carrière et intégrer la haute société, est celle d’un itinéraire romanesque plutôt classique. Néanmoins, Frédéric ne s'approchera jamais de la réussite tant attendue. En effet, tous ces projets seront perturbés par son amour impossible d'une femme mariée, en la personne de Mme Arnoux, à qui il se consacrera entièrement, quitte à lui sacrifier tout le reste. Du début à la fin du roman, Frédéric se montrera d'une passivité affligeante, se comportant de manière irrationnelle à cause de sa passion pour Mme Arnoux et se perdant constamment dans des futilités. Il multipliera les actes manqués, les déceptions, ce qui conduira finalement à des échecs, tant sur le plan "sentimental", que social. Même son acte de bravoure lors du duel avec Cisy tournera au ridicule, Frédéric devenant la risée de son milieu.

Mais le génie de ce personnage réside justement dans ce paradoxe : si sa passivité inexcusable pousse à ne pas vouloir lui ressembler, il est difficile de ne pas avoir de la compassion pour Frédéric, et finalement, s’y identifier. Car ses failles et ses faiblesses, trop humaines, sont le témoin d'une personnalité complexe. Il fait notamment partie des rares avec Jacques Arnoux à ne pas tomber dans la caricature. L'entourage de Frédéric, composé de personnes toutes aussi médiocres, rassemble tous les clichés de son temps.


Ensuite par sa structure, l’éducation sentimentale est un roman déroutant. Une seule journée peut être racontée en plus d’une quinzaine de pages, tandis qu’un paragraphe seul peut amener à une ellipse de plusieurs années. Il l’est aussi par son manque d’intrigue apparent, les soirées mondaines insipides succédant à des scènes de guerre civile sans pour autant que le contexte révolutionnaire ne devienne la trame principale. En effet, Flaubert réussit le pari ambitieux de dresser avec un sens du détail inouï une peinture historique et politique très convaincante de la période de la monarchie de Juillet jusqu’à l’avènement du Second Empire. Et il parvient à le faire, indirectement, en faisant discourir les personnages tout en y dissimulant quelques-unes de ses opinions personnelles au moment de la rédaction. C’est donc une véritable plongée dans l'ambiance du Paris des années 1840-1870, marqué par des crises politiques majeures et des changements de régimes incessants.


Enfin, le message final du roman peut laisser perplexe. Il ne faut évidemment pas y chercher d’happy ending. La dernière rencontre avec Mme Arnoux laisse un goût amer, tandis que la discussion entre Frédéric et son inséparable ami Deslauriers récapitulant leurs rêves brisés est lourde d’enseignements. Il est facile de passer à côté de sa vie, et leur existence n’aura pas été si mémorable en comparaison de ce qu'ils avaient imaginé adolescents. L’un a échoué en amour, l’autre en affaires. Ce dernier chapitre touche au sublime, et permet au titre du roman de prendre enfin tout son sens.


veill
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le 10 août 2025

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