Si Gregor Samsa se réveille en cafard géant, l'enfant Dengue est carrément née moustique géant. Et direct, si le monde est hostile, imagine essayer de t'intégrer à l'école et en colonie de vacances avec une trompe prédisposée à sucer des globules rouges, des yeux globuleux, des poils hirsutes, des ailes et un corps chelou rachitique ? La pauvre ne voudrait pourtant que de l'affection, même sa mère est froide, elle lui confectionne des boudins et ça la gave grave.
Cet enfant qui subira différentes identités tout au long du roman (eh non, les énumérer spoilerait le roman) grandit dans un très lointain futur. Un futur moche, moche.
Notre planète tant adorée est métamorphosée, résultat du dérèglement climatique. Les riches patinent sur de la neige artificielle dans des réserves privées de l'Antarctique tropicalisé, tandis que les pauvres survivent dans des bidonvilles des Caraïbes Pampéennes, territoire bricolé d'une Argentine submergée.
Avec ce dérèglement climatique et les nouvelles zoonoses, les ultra-riches se font un maximum de fric grâce à un indicateur viro-financier (je vous invite à lire les pages 48-49, rien n'est plus flippant au monde que des riches qui s'éclatent à faire du fric sur des pandémies, même les monstres des films d'horreur passent pour des nounours).
En parallèle, les enfants jouent à un jeu immersif qui s'appelle Chrétien Vs Indien, dans lequel ils peuvent s'entretuer à foison de manière hyper violente dans un monde qui se situe au moment de la Conquête de l'Ouest. Et tandis que les scores des joueurs en réseau sont mis en évidence, on voit défiler le palmarès boursier des entreprises qui prospèrent grâce aux pandémies… L'humain ? On s'en fout.
D'ailleurs, quand ils ne jouent pas (aux jeux ou à la bourse), ils baisent des agnelins (des sortes d'animaux chelous pourvus d'orifices ou de phallus) et ils se droguent. Et puis il y a des pierres qui vous invitent dans des sortes de multivers où le temps et l'espace n'existent pas vraiment…
Et l'enfant Dengue dans tout ça ? Eh bien, non seulement on s'attache à elle mais on est bien content quand elle se décide à agir…
Un roman qui peut être très drôle (humour noir évidemment), malaisant, provocant. Un biopunk kafkaïen anti-capitalisme ? Personnellement j'ai adoré.
Le roman se prolonge par un essai documentaire, La science-fiction capitaliste, qui analyse comment nos ultra-riches utilisent la science-fiction pour nous projeter dans des futurs qu'ils ont eux-mêmes choisis et que nous n'avons jamais demandés. « La science-fiction capitaliste est une violence : elle réserve aux grandes compagnies le monopole du droit à imaginer notre futur. »
Le métavers de Zuckerberg, le business interplanétaire de SpaceX, l'immortalité de Grey, le sojapunk de Grobocopatel. Évidemment, réservé aux riches. Pourtant, ils pourraient, ils ont les moyens de sauver la planète : planter des milliards d'arbres et restaurer les forêts anciennes pour capter le CO₂, revitaliser les sols et les océans, transformer l'agriculture industrielle en systèmes régénératifs et produire des protéines propres en laboratoire, déployer massivement des énergies renouvelables et des réseaux intelligents pour éliminer progressivement les combustibles fossiles, réinventer les villes avec des bâtiments à énergie positive, des transports propres et des infrastructures durables, et financer la recherche pour capturer le carbone, protéger la biodiversité et prévenir les pandémies, bref, utiliser leur fortune pour reconstruire un monde vivable et équilibré au lieu de se cloîtrer dans des bulles dorées avec des patinoires artificielles, ou investir dans des colonies spatiales, pour refaire la même connerie sur Mars finalement.
Si la fille Dengue est monstrueuse, le vrai monstre ressemble plus à des gens que l'on voit souvent en ce moment...