David Sellig est un new yorkais de quarante ans, sans aspiration particulière dans la vie. Il vivote en monnayant ses services comme prête-plumes à des étudiants universitaires peu portés sur l’exercice littéraire et les dissertations. Il garde un lien conflictuel avec sa soeur adoptive, Judith, et brûle la vie par les deux bouts, tout en ayant bien conscience qu’à quarante ans passés, après avoir aligné les conquêtes, les amours sincères et les histoires sans lendemain, la fête est finie.

David Sellig se considère comme un raté. Passionné de littérature, il avait tout pour réussir mais il n’en a jamais rien fait. D’autant plus qu’il avait un avantage sur les autres dont il aurait pu se servir à bon escient pour gagner fortune et gloire : depuis son plus jeune âge, il a la capacité d’entendre les pensées de tous ceux qui l’entourent. Un don dont il ignore d’où il vient et qu’il a toujours gardé secret, n’en parlant à personne. À l’exception de Tom Nyquist, un autre télépathe comme lui, mais moins scrupuleux, qu’il a connu le temps d’une période de débauche et d’excès. Aujourd’hui, cette époque est révolue et David s’inquiète. Quelque chose en lui est en train de changer. Ce don d’entendre secrètement les pensées des autres semble le quitter peu à peu. Et David appréhende l’après. N’ayant jamais pris la pleine mesure de sa solitude dans ce brouhaha de pensées, il craint ce silence, terrible, qui le laissera seul, comme les autres, avec lui-même et ses seules pensées. Comment peut-il se préparer à une existence si silencieuse ? Est-il possible que cette dégénérescence s’inverse ou que quelqu’un puisse l’aider ?


Paru en 1972 (en 1975 en France), L’Oreille interne (jolie titre français traduisant la métaphore de la télépathie, mais moins significatif que le titre original, Dying inside) est un des romans les plus célèbres de son auteur, le très prolifique écrivain de science-fiction Robert Silverberg (L’Homme dans le labyrinthe, Les Monades urbaines). Il est même considéré par beaucoup comme son chef d’oeuvre. Très loin de nous plonger dans des univers futurs (ou passés) lointains, ou sur d’autres planètes, Silverberg a pensé Dying inside comme un roman semi-autobiographique se déroulant à l’époque de son écriture, le début des années 70, et injectant à l’histoire de David Sellig, juif new-yorkais tout comme lui, des éléments de sa propre vie. C’était alors une période de doute pour Silverberg, déjà auteur de dizaines de nouvelles et romans et qui n’arrivait malgré tout pas à percer. Le succès de ce roman lui apportera la reconnaissance du lectorat et de son milieu. Dans L’Oreille interne, le don surnaturel de son protagoniste, David, toujours honteux de l’utiliser car se sentant "voyeur", lui sert surtout à traduire la crise existentielle d’un homme réalisant qu’il est passé à côté de sa vie, et qui appréhende une solitude dont il s’est satisfait jusque-là tant qu’il pouvait "entendre" les autres.


Construit de façon non linéaire, le récit de Silverberg/Sellig nous plonge souvent dans son passé, notamment amoureux, de façon à comprendre comment il a su gérer son pouvoir, ne pas l’utiliser pour réussir, et le garder secret toute sa vie. Il nous explique aussi la relation difficile qu’il entretient avec sa soeur Judith, au final seule personne à laquelle il puisse se raccrocher dans son désespoir et face à l’angoisse qui l’envahit. Ayant toujours été attentif à ne pas se trahir jusqu’à faire exprès de perdre à un test de cartes de Zener, Sellig a grandi en entendant les pensées de ses parents, celles de sa soeur, les premiers ébats amoureux de celle-ci. Des pensées secrètes, personnelles, dont ceux à qui elles appartiennent n’aimeraient pas savoir qu’elles ont été entendues. Tout aussi complexe puisse être le lien qui l’unit à sa soeur, David l’aime et celle-ci finira par être une des rares personnes à connaître son secret.


Entrecoupée de dissertations écrites par Sellig, notamment pour un étudiant universitaire qui le méprise en pensées et finira par lui infliger une sévère humiliation suite à une commande râtée, la narration de L’Oreille interne alterne curieusement entre la première et la troisième personne pour suivre la trajectoire de son protagoniste, nous immergeant à la fois en lui, tout en prenant ensuite ses distances. Sans véritable intrigue, mais entièrement dédié à la portraiture d’un personnage kafkaïen qui s’avèrera d’ailleurs bien aise de commenter le thème de l’absurdité au sein de l’oeuvre de l’auteur du Procès, L’Oreille interne est un pur roman existentialiste, se servant de son seul élément science-fictionnel pour mettre en exergue la solitude inhérente au protagoniste. Une solitude à laquelle il a toujours été aveugle, sourd au silence véritable d’un monde uniquement traversé du bruit des paroles, et dont l’hypocrisie, le mensonge et les visages derrières lesquels se cachent la vérité l’effraient, le tiennent à distance des autres là où cela devrait le rapprocher. Une solitude paradoxale donc, et qu’il craint par-dessus tout, à mesure que les voix dans son esprit s’éteignent, jusqu’à le laisser pour la première fois de sa vie seul avec ses propres pensées et face à un mur de masques insondables. Tel un héros de Kafka, Sellig désespère de sa situation, s’interroge sur sa condition, ses échecs, se débat contre l’inévitable, abhorre l’absurdité de l’existence et l’inanité d’un système auquel il n’a jamais su s’adapter. Peut-être est-ce auprès du seul être qui puisse encore l’aimer, qu’il trouvera le réconfort nécessaire à sa nouvelle condition d’humain, désormais sourd aux pensées d’autrui.

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le 23 juil. 2025

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