Isor n’a jamais été une enfant comme les autres. Mutique, ne semblant s’intéresser au monde que de manière purement sensorielle, régulièrement en proie à de sauvages et dévastatrices crises de violence mais ne cochant les cases d’aucun diagnostic médical, elle n’a jamais été scolarisée et vit recluse auprès de ses parents désemparés, dans un appartement qu’il leur a fallu quasiment capitonner et que leur entourage a fui depuis longtemps. Un praticien a avancé l’idée que, loin d’être idiote et infirme, elle pourrait, si elle voulait. Elle pourrait, mais elle ne veut pas…


Alors, leur vie avance, chaotique et infernale, comme nous la laisse percevoir, dans la première partie du récit, la solitaire alternance des apartés du père et de la mère. Entre la rage et la révolte chez l’un, l’amour qui étouffe de la frustration de ne pas comprendre chez l’autre, c’est par le regard d’autrui et par le constat désespéré de tout ce qu’elle n’est pas et qui la rend si insupportablement insaisissable et étrangère, en un mot inadaptée, qu’à treize ans, se dessine en creux une Isor toute d’« anormalité ». Jusqu’au jour où un incident oblige les parents à solliciter l’aide de leur voisin, un septuagénaire depuis longtemps résigné à la tristesse de sa solitude. A travers sa voix à lui, stupéfaite et bientôt comblée qu’un être puisse, contre toute attente, dégeler son coeur perclus de manque et de chagrin, émerge peu à peu de sa gangue d’opacité une Isor insoupçonnée. Qu’a donc décelé l’adolescente si instinctive, qui, chez ce vieil homme mis au rebut du monde, lui a soudain donné envie d’abattre les murs qui l’enserraient dans son inextricable intériorité ? Ne manquera plus à sa métamorphose que le dernier déclic, celui du grand âge et de la maladie de son ami, pour que la jeune fille brise définitivement ses entraves et trouve la motivation de vivre, enfin, ailleurs qu’en elle-même.

Diagnostiquée surdouée à l’âge de six ans, Alice Renard déclare dans une interview avoir mis beaucoup d’elle-même dans son personnage d’Isor. « C’est comme une version de moi, poussée à l'extrême, qui m'a permis de faire une catharsis. » En tous les cas, si exagération il y a, l’on n’y verra nullement l’une de ces narrations doucereusement miraculeuses, si irritantes au regard de l’immense majorité des handicaps « ordinaires » oubliés dans leur néant. Alice Renard écrit du plus profond d’elle-même et son récit a les justes accents de l’honnêteté et de la sincérité. Une justesse sans faille accompagne sa restitution des regards sur cette enfant différente que les médecins ne savent classer ni ses parents réconcilier avec une existence « vivable ». Isor ne répond à aucune attente, ne se plie à aucune règle et, au risque de passer pour déficiente, semble décidée à ne jamais intégrer un monde trop en décalage avec son univers intérieur. Son absence irradie pourtant la présence, et toute sa façon d’être, entière, libre, animale, débordant d’émotions non contenues toujours prêtes à exploser aux points de friction avec le monde extérieur, peut apparaître, soit totalement incompréhensible et ingérable, soit d’une incomparable intensité, brutale, sans concession, mais toujours on ne peut plus authentique. « Isor peut être très différente d’un jour à l’autre, mais elle reste toujours elle-même, sincère, incapable de tricher. Elle ne peut pas se contenir à une seule personne, à une seule apparence. Elle est plusieurs, elle est trop vaste. C’est sa manière à elle de saisir le monde du mieux qu’elle peut. »

Premier roman très maîtrisé d’une toute jeune auteur de vingt-et-un ans que sa propre expérience a menée à s’intéresser de près à la neurodiversité et à l’hypersensibilité, L’envie et la colère n’est que justesse et poésie dans sa manière d’évoquer la difficulté à être au monde de ceux que leurs particularités neurologiques font dévier des normes sociétales. Un livre bouleversant, prix Méduse 2023.


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le 24 janv. 2024

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