Quand il n’est pas sur un ring à boxer, Max Le Corre est chauffeur pour le maire de la ville. Il est surtout le père de Laura qui, du haut de ses vingt ans, a décidé de revenir vivre avec lui. Alors Max se dit que ce serait une bonne idée si le maire pouvait l’aider à trouver un logement.


Il y a dans ce résumé sibyllin, parfaitement dans la manière des éditions de Minuit, une volonté de rester évasif sur le sujet du roman – tout en suggérant avec ironie que l’affaire sera autrement plus complexe.
C’est le cas, en effet, et je vais tâcher d’en dire un peu plus sans en dire trop, pour ne pas déflorer ce que les 176 pages à l’os de Tanguy Viel racontent avec brio.


Quand je dis « à l’os », j’évoque la concision du livre, pas son style. Tanguy Viel est tout sauf un écrivain minimaliste. Sa phrase se déploie avec ampleur, habile enchâssement de subordonnées et d’incises dont l’intrication saisit la complexité des pensées, des situations et des destins de ses personnages.
Ce goût de la phrase longue et complexe peut déconcerter au début, surtout aujourd’hui où la phrase courte, la simplification grammaticale et un emploi pas toujours maîtrisé du présent de l’indicatif comme temps de la narration font figure de références. Il faut prendre le temps, donc, de se couler dans ce rythme particulier, d’épouser le cours sinueux d’une écriture dans laquelle, paradoxalement, chaque mot compte et aucun n’est de trop.


C’est ce style, du reste, qui permet à Tanguy Viel d’élever ce roman (comme les autres auparavant) au-dessus de la mêlée, et au-dessus d’un sujet qui, sans cet admirable travail linguistique, paraîtrait convenu, largement déjà lu.
De quoi est-il question, si l’on peut en dire un peu plus que dans la quatrième de couverture ? De ce qui est sans doute la figure la plus classique dans l’histoire de l’humanité. Les forts contre les faibles, les puissants contre les modestes, les tireurs de ficelle contre les marionnettes, les acteurs principaux contre les figurants. Les filles qu’on appelle (en anglais… call-girls) et les hommes qui convoquent, sûrs de leur bon droit et de leur impunité.


La Fille qu’on appelle pourrait composer un diptyque avec Article 353 du Code Pénal, une sorte de revers de la médaille ou de miroir déformant. Car il y est en effet à nouveau question de justice, à la fois au sens technique et moral du terme.


Technique, parce que l’essentiel de la narration est articulé autour d’un interrogatoire de police, celui de Laura, la fille de Max Le Corre, par deux officiers qui enregistrent sa plainte. De la même manière que, dans Article 353…, il s’agissait d’une confrontation entre le protagoniste et un juge d’instruction.


Moral, parce que le livre pose, en creux, la question fondamentale d’une possibilité d’équité dans une société régie par les rapports de force. Et qu’il offre des éléments de réponse sans s’imposer pour autant en roman à thèse, sans démagogie aucune.
La fatalité qui conduit la narration fait office de simple constat, et la toute dernière page, froide, distanciée, ne laisse guère de place à l’utopie – évolution notable par rapport à Article 353, d’où l’idée d’un revers de la médaille.


Très subtil, parfaitement maîtrisé, à la fois inéluctable et puissamment réflexif, La Fille qu’on appelle met le brillant exercice de style au service de son sujet, équilibrant fond et forme à un très haut niveau de littérature.


Accessoirement, pour la dernière année d’Irène Lindon à la tête des éditions de Minuit avant le passage de la prestigieuse maison sous la houlette de Gallimard, cela ferait un très beau Goncourt.

ElliottSyndrome
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le 4 oct. 2021

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