Comprendre la France d'aujourd'hui (et le monde d'aujourd'hui, en réalité).

Le diagnostic établi par Christophe Guilluy en 2014 sur la situation socio-économique de la France est toujours d'actualité. Et il est brillant de lucidité. Il prédisait quatre ans plus tôt l'avènement des "gilets jaunes" en 2018, qui apparaît après lecture de cet essai clairvoyant comme un mouvement parfaitement rationnel et non comme une contestation "populiste". 5 idées centrales sont présentes dans l'oeuvre:


1. L'opposition urbain/rural est un anachronisme. La véritable fracture se situe aujourd'hui entre les métropoles mondialisées et les communes exclues de la mondialisation, dans lesquelles vit 60% de la population française, majoritairement des classes moyennes et modestes.


2. Cette fracture s'explique par la mondialisation et la tertiarisation de l'économie française dont le marché de l'emploi est fortement polarisé. Cette désindustrialisation, associée à la gentrification des métropoles et l'immigration massive dans les banlieues des métropoles ont contribué à l'exode des classes populaires françaises dans la "France périphérique".


3. La France des métropoles est ultra-mobile, alors que la "France périphérique" se sédentarise.


4. Les partis traditionnels forment aujourd'hui un "bloc libéral" qui ne représente que les vainqueurs de la mondialisation et ceux qui ne la subissent pas. Pour assurer leur survie, ces partis (LR, PS, LFI) se sont alimentés des questions identitaires qui sont de plus en plus prégnantes (défense des minorités, politique migratoire etc) tout en délaissant des questions socio-économiqes majeures qui concernent la majorité des Français (réindustrialisation, relocalisation, souverainisme).


5. Les tensions identitaires qui résultent d'une politique migratoire incontrôlée sont une réaction universelle, et s'inscrivent dans un processus d'altération du rapport à l'"étranger" dans un monde de plus en plus mondialisé. La défense de la société multiculturelle (aujourd'hui on pourrait dire de sa "créolisation", pour reprendre le terme de Jean-Luc Mélenchon) est en réalité portée par les élites métropolitaines, le plus souvent de gauche, qui ne vivent pas au quotidien les problématiques identitaires auxquelles sont confrontées les classes populaires.


Un résumé:



Désormais, deux France s'ignorent et se font face: la France des métropoles, brillante vitrine de la mondialisation heureuse, où cohabitent cadres et immigrés, et la France périphérique des petites et moyennes villes, des zones rurales éloignées des bassins d'emplois les plus dynamiques. De cette dernière, qui concentre 60% de la population française, personne ne parle jamais.




La fracture n'est plus celle qui oppose urbains et ruraux, mais celle qui oppose grandes métropoles intégrées à la mondialisation, et moyennes et petites villes qui en sont exclues



En octobre 2011, l'Insee se félicitait en précisant que désormais, 61 millions de personnes, soit 95% de la population, vivait "sous influence urbaine". Mais les "grandes aires urbaines" de l'Insee, celles qui comptent plus de 10 000 emplois et regroupent 83% de la population française associent des grandes agglomérations (Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux, Lille) à des villes comme Châteaudun, Guingamp ou Tergnier. On le comprend, cette catégorisation de l'Insee masque complètement les différences d'attractivité des villes. Christophe Guilluy introduit donc dans son essai un indicateur de fragilité sociale basé sur 8 critères (chômage, emplois précaires, revenus, part des ouvriers/population active etc). Cet indicateur marque une différence très nette entre les communes les plus attractives, qui forment un espace métropolitain regroupant 2650 communes et 40% de la population française, et "le reste" des communes beaucoup plus fragiles, la "France périphérique", soit 34 000 communes qui regroupent 60% de la population française.


Aujourd'hui le problème principal n'est plus vraiment d'être "urbain" car nous le sommes déjà presque tous, mais plutôt de vivre dans une métropole avec un bassin d'emploi dynamique. Les grandes villes françaises concentrent 2/3 du PIB français, avec l**a région Île-de-France qui génère à elle seule 1/3 du PIB français, et qui est par ailleurs la première région universitaire du monde** (le critère n'est pas précisé, est-ce en nombre d'étudiant?). On peut en effet être étonné de la concentration gigantesque d'universités et de grandes écoles dans cette seule région (qui sont en plus parmi les meilleures de France).



L'origine de cette fracture? Une tertiarisation de l'économie qui a évincé les classes moyennes des grandes métropoles par un double processus de gentrification urbaine et d'immigration massive



Pour comprendre cette fracture, il faut comprendre une mutation économique absolument essentielle: la France s'est progressivement désindustrialisée (en 1970 la part de l'industrie dans le PIB était de 22%, elle n'est plus qu'aujourd'hui de 12%) et a vu émerger une économie de services (ex. finance, logistique, loisirs, culture, gestion, prestations intellectuelles). La spécificité de l'économie de service est la forte polarisation de son marché de l'emploi: d'un côté des cadres ultra-qualifiés (typiquement ceux qui travaillent à la Défense), de l'autre des emplois qui ne demandent presque aucune qualification (typiquement le livreur Amazon ou Uber Eats). Dans ce nouveau marché de l'emploi, plus beaucoup de place pour l'ouvrier qualifié ou l'employé par exemple. En revanche, le boulevard est ouvert d'un côté pour les CSP+ qui conduisent à une gentrification dans le coeur des métropoles ou dans certaines banlieues (ex. Versailles) et par conséquent à une hausse des prix de l'immobilier, et, de l'autre, aux immigrés peu qualifiés qui investissent un segment spécifique du parc de logements dans la périphérie des métropoles (ex. Seine-Saint-Denis) et qui s'intègrent mieux que les employés/ouvriers au marché de l'emploi mondialisé. Le communautarisme qui résulte de cette forte immigration est parfois source de tensions identitaires et de stratégie d'évitement de la part des "Blancs" qui deviennent alors "minoritaires" dans certaines zones.



La transformation de l'économie française et son adaptation à la mondialisation économique se sont accompagnées d'un double mouvement de désindustrialisation des villes et de métropolisation des emplois. Ce déplacement industriel a entraîné un remplacement des grandes unités de production par de plus petits sites. L'ouvrier quitte ainsi les grandes villes et ses grandes usines pour intégrer des PME en zone rurale ou périurbaine.



Le développement d'un marché de l'emploi très qualifié attire mécaniquement les cadres et professions intellectuelles supérieures qui investissent fortement l'ensemble du parc de logements des grandes villes. [...] Ce processus de gentrification qui est à l'origine d'une très forte augmentation des prix de l'immobilier, illustre aussi l'appropriation par des catégories supérieures d'un parc de logements privés destinés hier aux catégories "ouvriers et employés". Ces logiques entraînent mécaniquement une raréfaction de l'offre de logements destinés aux catégories modestes et moyennes désormais contraintes d'habiter dans des espaces toujours plus éloignés, en zone périurbaine ou rurale.



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La segmentation de l'emploi entre d'un côté des emplois très qualifiés et de l'autre des emplois, notamment de services, peu ou pas qualifiés, induit les évolutions socio-démographiques des métropoles. La dynamique sociale des grandes villes ne repose pas seulement sur leur embourgeoisement mais aussi sur l'accueil de nouveaux flux migratoires. [...] Contrairement à ce qui prévalait hier, les immigrés ne cohabitent plus avec les milieux populaires traditionnels (d'origine française ou d'immigration ancienne). Cette situation participe à la création de représentations où "le pauvre" est associé aux "minorités", tandis que "le riche" est associé aux "Blancs". La démographe Michèle Tribalat rappelle qu'à Paris, entre 1968 et 2006, si la proportion d'ouvriers parmi les actifs ayant déjà travaillé âgés de 25-54 ans est passée de 25% à 8% et celle des cadres de 25% à 42%, la proportion d'enfants d'origine étrangère est passée de 19% en 1968 à 41% en 2005. Globalement, à Paris, les quelques ouvriers qui subsistent sont très massivement d'origine étrangère quand les cadre sont, eux, très majoritairement d'origine française. [...] Si le phénomène est plus marqué dans la métropole parisienne, les dynamiques sont les mêmes dans l'ensemble des grandes métropoles. Partout, le clivage social tend à recouvrir un clivage ethnique.




Les métropoles mondialisées ont le monopole de la mobilité, tandis que la France périphérique se sédentarise



Il suffit de constater le délitement progressif du réseau ferroviaire français depuis les années 70, et l'émergence d'onéreuses lignes à grandes vitesses reliant les métropoles, pour valider ce constat. L'éloignement progressif des métropoles explique aussi le recours plus important à la voiture, et la sensibilité particulière de ces classes populaires au prix de l'essence. Cf. Gilets jaunes.



La mondialisation, fait économique et financier, est aussi une idéologie qui prône un "individu-mobile", lequel ne se réfère plus ni à une classe sociale, ni à un territoire, ni à une histoire. Dans ce contexte, le concept de mobilité permet de cautionner en douceur la libre circulation des marchandises, des capitaux, des individus et indirectement la globalisation, le libre-échange, la flexibilité. Cette idéologie "mouvementiste", à laquelle adhèrent les classes dominantes, ne rencontre aucune résistance: au mieux elle est perçue comme un bienfait, au pire comme une fatalité. Mais, après plusieurs décennies de mondialisation et de recomposition sociale des territoires, cette idéologie a de plus en plus de mal à épouser la réalité des couches populaires. Car, encore une fois, c'est par le bas que se dessinent des évolutions de fond. Si les métropoles se caractérisent par la forte mobilité résidentielle et sociale de leurs habitants, la France périphérique enclenche un processus de sédentarisation inéluctable.



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L'émigration française est largement le fait des catégories supérieures, jeunes ou actifs, elle illustre une nouvelle fois la différence entre la mondialisation subie des couches populaires et la mondialisation choisie. Une enquête de Sciences Po montre que le taux d'expatriation ne touche que 0,004% des non-diplômés contre 2,1% des titulaires d'un doctorat, soit 52 fois plus.



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L'économiste Julien Milanesi observe par exemple que depuis la mise en service d'un train roulant à 300 km/h plutôt qu'à 160 km/h , la SNCF attire toujours plus de catégories supérieures. Le train est devenu un moyen de transport socialement marqué. Plebiscitée par les élites, l'hypermobilité est le fait des classes supérieures, une mobilité financée pour partie par... les catégories modestes. Les coûts des infrastructures ferroviaires, routières et aériennes sont en effet pour partie assumés par des financement publics ; des budgets pharaoniques auxquels contribue donc la majorité, surtout pour le confort, in fine, d'une minorité.



En fait, le discours consensuel sur le "droit à la mobilité" masque une réalité incontournable : si les catégories modestes se déplaçaient autant et aussi loin que les catégories supérieures, ce serait le week-end du 15 août tous les jours ! Personne ne le souhaite. Si les "prolos" étaient aussi mobiles que les catégories supérieures, les axes routiers seraient saturés, les grandes villes paralysées, les sites touristiques deviendraient inaccessibles.



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À l'échelle de la planète, une mobilité "égalitaire", la fameuse "mobilité pour tous", serait une catastrophe écologique. On imagine aisément les conséquences désastreuses qu'entraînerait la généralisation du mode de vie d'un Jacques Attali à l'ensemble des individus. Comme le rappelle Jean-Claude Michéa, si l'on transformait l'homme en "être attalien, qui se vante de consumer sa vie entre deux aéroports avec pour seule patrie un ordinateur portable", l'impact écologique serait irréversible. Du reste, les stocks de kérosène disponible ne pourraient pas satisfaire la demande d'un monde peuplé de nomades attaliens. Le philosophe précise que "c'est un mode de vie hors sol, dans un monde sans frontières et de croissance illimitée, que la gauche valorise comme le sommet de l'esprit tolérant et ouvert, alors qu'il est simplement la façon typique de la classe dominante d'être coupée du peuple. On a souvent parlé de la gauche caviar, je me demande s'il ne faudrait pas parler de gauche kérosène pour désigner ce que devient la nouvelle gauche".




Les partis traditionnels ne s'adressent plus à ces 60%




Les catégories supérieures, les minorités, les classes urbaines qualifiées votent souvent à gauche, elles influencent donc mécaniquement tous les programmes et discours de la gauche gouvernementale. Dans ce contexte, comment parler aux "prolos" sans désespérer le "boboland" ? Comment porter les aspirations de la classe ouvrière si on s'adresse aux "diplômés", aux "jeunes", aux "minorités" ou aux femmes? C'est impossible



Le socle électoral de la gauche est ainsi constitué d'une part de gagnants de la mondialisation (classes urbaines métropolitaines) et d'autre part de ceux qui en sont protégés (salariés de la fonction publique et une partie des retraités). De la même manière, l'UMP capte aussi une partie des gagnants de la mondialisation (catégories supérieures et aisées) et ceux qui en sont plus ou moins protégés (les retraités). Portés au pouvoir par des catégories protégées ou gagnantes des effets de la mondialisation, soutenus par un pouvoir économique et financier mondialisé, il est difficile d'imaginer que les partis de gouvernement puissent prendre en compte les attentes de catégories qui contestent cette politique.



Puisque ni la droite, ni la gauche (dans laquelle on peut inclure LFI) ne s'adressent à la "France périphérique", le seul recours est le vote RN ou l'abstention (i.e le désintéressement de la politique). Il n'est donc pas étonnant que ces derniers votes soient de plus en plus importants.



Résumer la question sociale aux banlieues, où le subterfuge des partis traditionnels libéraux pour recréer une opposition artificielle



En 2014, Christophe Guilluy avait parfaitement compris le chemin qu'allait prendre la scène politique traditionnelle (c'est à dire à l'époque l'UMP et le PS). Puisque le modèle métropolitain fonctionne à merveille - il génère un maximum de PIB - peu importe qu'il soit structurellement polarisé et inégalitaire. Peu importe que les classes moyenne et modeste françaises (i.e 60% de la population) soient exclues de ce modèle, pourvu qu'elles restent muettes et invisibles. Ce qu'il faut à tout prix c'est rester néo-libéral et mondialiste.


Mais, puisque droite et gauche s'entendent sur ce point qu'est-ce qui les distingue donc fondamentalement? Pas grand chose, en vérité, puisque aujourd'hui le clivage droite-gauche n'a plus vraiment de sens. On devrait plutôt parler de clivage libéral-souverainiste. Le fait que Guilluy prédise d'ailleurs dans son essai l'émergence d'une force libérale réunissant sympathisants de droite et de gauche modérées fait doucement sourire: c'est exactement ce que représente Emmanuel Macron avec son "en même temps": être de droite ou de gauche, on s'en fout, puisque ce qui compte c'est le marché.


Cette analyse explique l'émergence de LREM. Mais elle doit être complétée par la stratégie opérée aujourd'hui par la droite et la gauche pour donner le spectacle d'une opposition idéologique. Puisque aujourd'hui, ni la droite ni la gauche ne se préoccupent de cette "France périphérique", il faut bien qu'il y ait un point de débat. Et heureusement, cette opposition politique artificielle a un objet tout trouvé: celui de l'immigration. Désormais, la gauche va retrouver sa légitimité en se voulant le défenseur des "minorités" (PS, LFI). Désormais, la droite va retrouver sa légitimité en voulant réguler la politique migratoire (LR). Tout va bien ! Mais par cette position politique, on continue de s'adresser aux métropolitains: la gauche s'adresse aux immigrés de banlieue et aux jeunes universitaires bobos, la droite aux CSP+ urbains. Mais qui s'adresse aux 60% de classes modeste et moyenne qui vivent dans la France périphérique? Personne. Autrement dit, par un joli tour de prestidigitation, la classe politique a translaté la problème socio-économique majeur qui est le déclassement de la classe moyenne française, vers le problème de l'immigration et des banlieues. Et pourtant, le mouvement des gilets jaune n'était pas un mouvement d'immigrés...



Obnubilé par les banlieues depuis trois décennies, le monde médiatique et politique a longtemps considéré que les problèmes et/ou les solutions françaises passeraient par ces territoires. L'émeute de banlieue est ainsi scrutée, attendue, fêtée comme une nouvelle forme de révolte sociale, le fer de lance de la révolution à venir, ou les prémices de l'effondrement du système. À force de bégayer le discours du "ghetto" (la banlieue française, c'est le "ghetto black" américain), la sphère politique et médiatique s'est convaincue que la question sociale se résumait aux ZUS (zones urbaines sensibles). Le refus de poser un autre diagnostic en tenant compte d'une part des causes véritables des tensions (flux migratoires incontrôlés, absence de réponse concrète face à la délinquance, émergence de la société multiculturelle...) et d'autre part de la forte mobilité résidentielle et sociale (émergence d'une classe moyenne issue de l'immigration maghrébine et subsaharienne) a conforté le discours pavlovien sur le thème "ça va péter".



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Officiellement, c'est le candidat Sarkozy qui a brisé le tabou des origines. En tenant un discours "frontiste", le candidat de la droite a en effet joué le "petit Blanc" contre l'immigré et le musulman. Cela a fonctionné. Mieux en 2007 qu'en 2012, non qu'il ait été moins virulent en 2012, mais son bilan en matière d'immigration le rendait peu crédible aux yeux des électeurs frontistes. N'oublions pas que les entrées d'immigrés sur le territoire national n'ont jamais été aussi élevées que sous l'ère Sarkozy. Difficile, quand on a été l'un des présidents les plus "immigrationniste", d'être crédible aux yeux des électeurs frontistes qui se déterminent d'abord sur cette question.



Mais si la droite a joué le "petit Blanc" en mettant en avant le péril de l'immigration et de l'islamisation, la gauche a joué le "petit Beur" et le "petit Noir" en fascisant Sarkozy, stigmatisé comme islamophobe et négrophobe. Les lignes Buisson et Terra Nova qui, pour l'une cherchait à capter une partie de l'électorat frontiste et pour l'autre visait les minorités, ont parfaitement fonctionné. François Hollande, envisagé comme rempart à l'islamophobie et à la négrophobie de la droite, obtient des scores de maréchal chez les musulmans (environ 93% des voix), dans toutes les banlieues (65% dans la Seine-Saint-Denis, 76% à Bobigny, 72% à Aubervilliers, 71% à Vaulx-en-Velin, 65% dans les quartiers nord de Marseille), et dans les DOM-TOM (68% en Martinique, 72% en Guadeloupe, 71% à La Réunion). Envisagé comme rempart contre l'islamisation, Sarkozy fait le plein dans l'électorat juif et attire une majorité de catholiques.



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À gauche comme à droite, la stratégie identitaire a merveilleusement fonctionné en milieu populaire, plus encore à gauche, permettant au candidat Hollande de l'emporter. On a longtemps cru qu'à gauche deux lignes s'affrontaient. Pour aller vite, une ligne sociétale et libérale et de l'autre la vieille ligne sociale - souverainiste, tendance chevènementiste. Cet affrontement idéologique a été surjoué pendant la campagne pour laisser croire que le "social", "la classe ouvrière", restaient la préoccupation de la gauche. En réalité, la feuille de route de la gauche est celle de Terra Nova, tout simplement parce qu'elle correspond véritablement à ce qu'est le parti socialiste aujourd'hui, un parti libéral mâtiné de "gauchisme culturel", selon l'expression de Jean-Pierre le Goff.



Du reste, Cécile Amar révèlera cette phrase prononcée par le candidat socialiste (Hollande) au moment de Florange: "Perdre les ouvriers, c'est pas grave". Hollande, lecteur attentif de la note Terra Nova, a tranché la question depuis longtemps.




Les tensions identitaires qui résultent de l'immigration massive ne sont pas l'apanage de patriotes racistes français, mais s'inscrivent dans une logique universelle de l'altération du rapport à autrui dans un monde de plus en plus mondialisé



En 2013, 75% des Français estimaient qu'il y avait trop d'immigrés en France, 60% estimant "qu'on ne se sent plus chez soi comme avant en France" (étude "Fractures françaises" de l'Ipsos parue en avril 2014). Faut-il y voir une conséquence du "faible niveau d'instruction" des catégories populaires qui votent RN, comme le suggèrent souvent les élites politico-médiatiques? Ou faut-il plutôt y voir une réaction naturelle et universelle à un processus d'immigration incontrôlé? Christophe Guilluy prend quelques exemples qui montrent bien que ce phénomène est universel, et non l'apanage d'une France raciste.



En novembre 2012, le magazine Maroc Hebdo avait suscité l'émoi en affichant sur sa "une" le titre "le péril noir" pour dénoncer l'immigration subsaharienne. En quelques années, le Maroc qui est toujours une terre de transit pour les migrants subsahariens, est devenu aussi une destination finale. Le pays enregistre le développement d'un racisme anti-Noirs qui prend la forme d'insultes et d'agression violentes et aboutit parfois à des meurtres comme à Tanger et à Rabat en 2013.



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Cinquante ans de surmédiatisation du conflit israelo-palestinien ont contribué à singulariser exagérément les Israéliens et les Palestiniens. Si on se détache un instant de ces passions géopolitiques, on ne peut qu'être frappé par la banalité des ressorts du conflit. Territoire, instabilité démographique, insécurité culturelle, rapport à l'autre... les causes des tensions sont toujours les mêmes. Pour les juifs israéliens, la peur de devenir minoritaire est d'autant plus forte que le territoire est restreint et la dynamique démographique, à l'exception des orthodoxes, faible. Pour les Palestiniens, la question du territoire est d'autant plus vitale que la dynamique démographique est forte. La banalité de cette lutte territoriale et culturelle est occultée par l'instrumentalisation politique du conflit, qui ne permet pas de percevoir le caractère universel de ces tensions. D'ailleurs les tensions que provoque actuellement l'immigration subsaharienne dans certains quartiers de Tel-Aviv démontrent à quel point le rapport à l'autre, au territoire et à l'immigration est universel. Depuis 2011, les tensions et violences à l'encontre des migrants africains pour l'essentiel originaires du Soudan et d'Érythrée se multiplient, notamment à Tel-Aviv, Eliat ou Ashdod. La concentration d'immigrés africains dans certains quartiers pauvres de Tel-Aviv crée une situation nouvelle où les autochtones craignent de devenir minoritaires. [...]



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À l'heure de la mondialisation, le rapport à l'autre, la question du village sont devenus des questions existentielles. C'est vrai en France, en Europe, au Maghreb, en Israël... c'est vrai aussi en Chine ou au Sénégal.



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Le processus d'assimilation et d'acculturation qui avait accompagné toutes les vagues d'immigration jusqu'au années 1970-1980 a vécu. Nous sommes aujourd'hui au contraire dans l'affirmation des identités, des cultures et/ou des religions. Ce multiculturalisme de fait modifie en profondeur le rapport à l'autre. Car dans une société multiculturelle, "l'autre" ne devient pas soi.



Nous sommes entrés dans le temps des minorités et des majorités relatives. Cette instabilité démographique rend incertain le statut culturel des individus et notamment celui de l'accueillant en créant de fait une forme d'insécurité culturelle. Cette insécurité s'oppose en tout point à la situation qui prévalait hier et où l'accueillant, l'autochtone, était le référent culturel auquel on devait ressembler. Insécurisante, la société multiculturelle génère aussi une forme de paranoïa collective. Car "l'Autre" devient mécaniquement un sujet d'inquiétude ou de fantasme.




Les élites métropolitaines de gauche imposent un modèle multiculturel rejeté par une majorité de Français




L'ïle-de-France est la seule région où les catégories populaires (ouvriers-employés) sont minoritaires, les catégories supérieures, les cadres, les professions intellectuelles y sont en revanche surreprésentées. Ces couches supérieures sont celles qui sont le plus ouvertes sur la question de l'immigration. Cela n'est pas surprenant puisque ces catégories sont aussi celles qui ont les moyens de la frontière avec l'autre, celles qui peuvent réaliser des choix résidentiels et scolaires qui leur permettent d'échapper au "vivre véritablement ensemble".



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Les catégories populaires d'origine française et d'immigration ancienne ne vivent plus sur les mêmes territoires que les catégories populaires d'immigration récente. Ce séparatisme territorial est perçu par les couches supérieures au mieux comme une faute morale, au pire comme la preuve du racisme inhérent aux classes populaires. Elles ne comprennent pas qu'il s'agit en réalité d'une réponse pragmatique et pacifique à l'évolution démographique. Les classes dominantes, celles qui ont les moyens de la frontière invisible avec l'autre, ne veulent pas de cette séparation. Ce sont elles qui demandent, au nom du bien, toujours plus de "mixité". Cette volonté d'imposer la "mixité" aux autres, risque de poser un problème aujourd'hui à un moment où le desserrement, compte tenu des logiques foncières, ne va plus être possible. Tout se passe comme si les élites voulaient créer les conditions de la tension.



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Le décalage entre la perception des élites et celle du peuple se lit dans cette gestion du multiculturel. Aux classes dominantes, qui vivent le "multiculturalisme à 5000€ euros par mois", et pour qui la solution passe par plus de mixité, les classes populaires, celles qui vivent le "multiculturalisme à 1000 euros par mois", répondent séparatisme.


Philip-Marlowe
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le 27 nov. 2020

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Philip Marlowe

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