« Les humiliations infligées par mon pays me sont plus douloureuses
que celles qu’il peut subir. » Simone Weil dans une lettre à Georges
Bernanos (1938)
Inscrite en ouverture du roman de Frédéric Paulin, la citation de Simone Weil convient idéalement (euphémisme) au propos de l’auteur de La guerre est une ruse. Avec ce roman désabusé mais pas désarmé, il nous propose une plongée dans la géopolitique contemporaine, au cœur des relations franco-algériennes, à la charnière des années 1980-90. Des années de plomb pour l’Algérie. Une décennie d’affrontements meurtriers et sauvages entre une armée dont les clans verrouillent le pouvoir et des islamistes poussés sur le devant de la scène par la révolution kabyle et les velléités démocratiques de la population. Des années de terrorisme larvé pour la France, sur fond de Françafrique et de postcolonialisme, où les secondes générations troquent leur colère généreuse contre des motifs plus communautaires, devenant les supplétifs de forces occultes guère préoccupées d’humanitarisme.
À l’instar du déjà très intéressant Le monde est notre patrie, Frédéric Paulin opte pour la multifocalisation, dressant un portrait sans concession de notre monde, tel qu’il va mal. Mais, peut-être va-t-il finalement très bien ? Bien selon une autre acception, celle des manipulateurs, des faiseurs d’opinion et autres représentants élus sur des promesses illusoires. Celle des officines secrètes qui auscultent les données humaines, pèsent les rapports de force, échafaudent des scénarii et des stratégies pour conseiller ou accompagner le choix des décideurs. Ceux qui s’autorisent à penser, à agir, s’accrochant au pouvoir et masquant leurs intérêts personnels derrière des éléments de langage ou des mots ronflants comme géopolitique, pragmatisme, démocratie et liberté. Une prose supposée entretenir un consensus n’étant que le résultat d’un rapport de force. Le même depuis le début de l’Histoire de l’humanité.
Frédéric Paulin affectionne les personnages fracassés par l’existence. Un peu comme si leur incapacité à résoudre leurs problèmes personnels ou leurs névroses rejaillissait sur la marche du monde. Des individus lambda, parfaits personnages de roman noir, qui tentent ponctuellement de corriger un tort, mais savent très bien que leur action n’aura aucune incidence sur les saloperies quotidiennes dont ils sont également les acteurs. La guerre est une ruse nous propose un florilège d’individus bataillant sans cesse pour donner du sens à leur existence ou plus simplement continuer à vivre. Parmi ceux-ci, notre attention est attirée par Tedj Benlazar, agent français d’origine franco-algérienne de la DGSE, témoin privilégié des combines du pouvoir algérien et de la France. Sa relation quasi-filiale avec le commandant Rémy de Bellevue, aka le « Vieux », vétéran des coups tordus en Afrique, constitue l’un des points forts du roman. Mais, le commissaire algérois Filali, flic chevronné encore doté d’un embryon de conscience, ne manque pas non plus d’intérêt. Évoluant à la marge, il veille sur Gh’zala Boutefnouchet, jeune étudiante s’étant amourachée pour son malheur de Raouf Bougachiche, ex-postier passé par la prison à cause de son engagement au FIS, puis retourné par le DRS pour servir les desseins d’un des clans se disputant le pouvoir en Algérie. Un choix ayant coûté à l’aîné Bougachiche la considération de son frère Slimane, lieutenant au 25e régiment de reconnaissance, une unité militaire chargée de lutter contre le GIA par tous les moyens possibles, y compris les plus violents.
Il y a aussi tous les autres, les figures médiatiques et historiques, les Marchiani, Mitterrand, Chirac, Pasqua et autre Balladur. Sans oublier les généraux Janviéristes, qui préfèrent le chaos et la répression à la négociation avec les islamistes. Enfin, il y a leur créature Djamel Zitouni, l’émir du GIA, prêt à semer la mort en France par l’intermédiaire de Khaled Kelkal.
Frédéric Paulin mêle les faits avérés aux suppositions et informations officieuses, créant un effet de réel convaincant. Il distille sa documentation sans assommer le lecteur et nuire à une intrigue dont le rythme ne se relâche à aucun moment. Au fil des circonvolutions du récit, on se prend à espérer, à souhaiter voir les choses prendre une autre tournure. Devant tant de noirceur, on ne peut que se résoudre à accepter l’évidence. Il n’y a pas de fin heureuse possible, juste la continuation par d’autres moyens du même rapport de force auquel le citoyen anonyme se plaît à espérer qu’il l’épargnera.
Si la guerre civile algérienne entre barbus et galonnés a donné lieu à quelques romans mémorables, on pense ici à Morituri de Yasmina Khadra ou de manière plus décalée à Jihad de Jean-Marc Ligny, nul doute qu’avec La guerre est une ruse Frédéric Paulin place la barre très haut. On attend maintenant avec une impatience non feinte, la suite de la fresque qu’il a entrepris de consacrer à l’essor du terrorisme d’obédience islamiste. Bientôt, on l’espère, avec en toile de fond deux tours, les Balkans, le Caucase et le Moyen-Orient.
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