Pouvoir ou glamour : même combat, même naufrage

Politique, cinéma et littérature : connue pour ses romans sans complaisance sur les contradictions et les hypocrisies de la société contemporaine, Karine Tuil soulève à nouveau les masques pour une satire décapante de toutes les formes de pouvoir dans la société post #Metoo.


Battu par une candidate d’extrême droite, Dan Lehman n’a pas été réélu à la présidence française. Il tente bien de rester dans la lumière en publiant un livre, mais une polémique à propos d’une de ses scènes ainsi qu’un début de poursuites judiciaires pour corruption achèvent de l’envoyer au tapis côté vie publique. Côté vie privée, rien ne va plus non plus, Hilda, son épouse de vingt ans sa cadette, le délaissant pour relancer une carrière d’actrice que son rôle de première dame avait interrompue et Marianne, son ex-femme désormais romancière de renom, n’ayant aucune envie de renouer. Ne lui restent dans cette petite mort que l’amour inconditionnel de sa encore toute petite fille sourde et muette et celui, beaucoup plus conflictuel, d’une de ses aînées, Léo, en pleine rébellion féministe. Rien en fait qui puisse le retenir sur la pente de la dépression et de l’alcoolisme, alors qu’avec son dictaphone pour seul interlocuteur, il dispose désormais de tout son temps pour ruminer son expérience du milieu politique, de ses sales manœuvres et de ses impitoyables coups bas, en même temps que son amertume face aux dérives, notamment populistes, mais aussi antisémites, qui sont sorties renforcées de son échec.


Son naufrage dans les ténèbres s’avère d’autant plus douloureux qu’après avoir mis de côté leurs propres ambitions du temps de sa suprématie, les femmes de sa vie entrent à leur tour dans la lumière, transportant la suite de l’histoire dans un autre théâtre tout aussi cruel et impitoyable, celui du star-system. Un producteur en vogue ayant entrepris d’adapter au cinéma le livre qui vient de propulser Marianne au rang des auteurs à succès, c’est Hilda qui, fort ironiquement, en décroche le rôle principal. Mais, alors que le film qui dénonce la maltraitance des femmes s’avère favori au festival de Cannes, l‘actrice se retrouve coincée entre ses espoirs de réussite et la violence machiste du cinéaste devenu son amant. Iniquité et hypocrisie l’emporteront-elles une fois de plus dans cet univers qui, aussi glamour soit-il, n’a, dans son obsession de plaire à tout prix, rien à envier aux aspects les plus détestables de la politique ? De ce côté, l’auteur semble nous laisser l’espoir, la vague #Metoo ayant quand même commencé à fissurer les pires habitudes patriarcales.


Habile à peindre ses personnages dans leur complexité et leurs fêlures, tous un savoureux mélange de traits empruntés à une brochette de noms connus sans que l’on puisse se référer à l’un plutôt qu’à l’autre comme dans un roman à clef, Karine Tuil nous divertit autant de ses situations vaudevillesques que de ses observations acérées, toujours justes, des travers de notre société. La lucidité et parfois le cynisme développés par ses caractères dans l’ampleur de leurs désillusions lui permettent une réflexion aussi fine que féroce sur les jeux de pouvoir, politique ou médiatique, sur ce qui fait de l’art de plaire - de plus en plus aléatoire et versatile sous l’influence des réseaux sociaux - une guerre sociale, une « guerre par d’autres moyens » selon la formule de Clausewitz reprise par Foucault dans sa définition de la politique.


Soif de pouvoir, orgueil, séduction et paraître sont ici les maîtres-mots d’une comédie humaine qui trouve son acmé dans les rapports de domination entre les hommes et les femmes, là où les jeunes générations, non sans hiatus ni déconvenues non plus d’ailleurs, commencent à faire bouger les lignes. En attendant, c’est un miroir empli de zones d’ombre que nous tend ce roman réaliste et cruel, pourtant délicieusement divertissant. Pouvoir ou glamour : même combat, même naufrage. Coup de coeur.


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