Bloodsmoor est une vallée verdoyante, une gorge profonde située à quelques distances de la ville de Philadelphie. La Légende de Bloodsmoor, c'est l'histoire d'une famille, les Zinn et les Kiddemester. C'est aussi l'histoire de la condition féminine en cette fin de XIXe siècle (le livre débute en 1879 et s'achève avec le siècle) dans la jeune Amérique puritaine et religieuse.
Mr et Mme Zinn ne sont pas de gens aisés. Madame est issue d'une famille richissime : les Kiddemaster qui vivent au château du même nom non loin de là. Monsieur est un inventeur de génie. Mais philanthrope, il invente pour le bien de l'humanité et son propre plaisir, animé par la passion du bricolage haut de gamme et ne posant des brevets que lorsque sa femme, excédée, lui rappelle qu'il a une famille à nourrir et cinq filles à doter. Mr Kiddemaster, le grand-père met souvent la main à la poche pour venir en aide à sa fille et à son gendre criblé de dettes. Mais on sent une certaine lassitude dans le geste et Mme Zinn en est consciente (contrairement à son rêveur de mari qui ne vit que pour son laboratoire).
Cinq filles, donc : quatre nées du couple (Constance Philippa, Octavia, Malvinia et Samantha dans l'ordre) et une enfant adoptée (Deirdre la plus jeune) qui rejoint les Zinn à l'âge de dix ans à la suite du brusque décès de ses parents victimes d'une épidémie de fièvre typhoïde. Cinq filles, cinq destins. La première à quitter le nid familial est la plus jeune, enlevée en plein jour par un mystérieux ballon de soie noire. Suivent Constance Philippa qui fuit son mari tout neuf et fort peu attrayant la nuit même de ses noces, et Malvinia qui choisit d'embrasser à la fois Orlando Vandehoffen son amant et la carrière honteuse d'actrice. Samantha s'enfuit à son tour avec l'amour de sa vie, le jeune assistant de son inventeur de père. Seule Octavia fera honneur à sa famille en se soumettant à la volonté ancestrale désireuse de la voir mariée et soumise au mari qu'on a choisi pour elle, devenir une bonne épouse (par définition muette, obéissante et dévouée corps et âme à son maître après Dieu), une bonne ménagère tenant la bride à la nombreuse domesticité et, enfin, une bonne mère. Pas très existant bien évidemment, mais la seule voie possible quand on est une jeune fille de bonne famille.
Joyce Carol Oates signe ici un roman dense, sarcastique, ironique et empreint d'humour, conté par la biographe de la famille Kiddemaster, narratrice partiale et toujours prompte à juger son prochain sans complaisance. Elle n'a de cesse de vilipender les quatre déserteuses – qui n'avaient d'autres souhaits que de choisir leur propre vie – demeurant obstinément aveugle à leurs bons côtés et dans le même temps d'encenser la bonne Octavia en refusant de voir les défauts de celle-ci. L'écriture est très narrative, à la ponctuation abondante, très riche en digressions qui segmentent le récit, mettent bout à bout d'innombrables petits riens, enchainent des points de détails semblant dérisoires, et conférant au récit son atmosphère envoutante : les personnages sont admirablement campés, fouillés en profondeur et dont la complexité n'est dévoilée que petit à petit et tout au long du livre. Tout comme les lieux et cette époque qui suit de près la fin de la guerre de Sécession et l'abolition de l'esclavage. Une écriture dans laquelle il n'est pas évident d'entrer (et radicalement différente de celle que j'ai rencontrée au cours de ma lecture de la Fille tatouée) et qui manque au début, d'étouffer le lecteur non averti. Une écriture évoquant de façon très nette les écrivains anglo-saxons du XIXe siècle (et je pense tout particulièrement à George Eliot et à Edith Wharton).
Une mise en scène parfaitement maitrisée relevant du grand art !
BibliOrnitho
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le 20 juin 2012

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