Marcel Frémaux est quinquagénaire. Fils de Pierre Frémaux, dit « Brumaire » : ancien lieutenant de la Résistance, déporté à Auschwitz puis Buchenwald et revenu d’entre les morts bien après la libération, manquant ainsi les honneurs de la Patrie reconnaissante à ses héros. Héros taciturne, héros blessé, héros oublié par les vivats aux bénéfices des foules de résistants de la toute dernière heure alors que ceux qui avaient combattus dès les premiers jours étaient morts ou encore derrière les barbelés.
Est-ce parce que son père ne lui a jamais raconté son histoire ? est-ce parce que ce dernier est mort avant d’avoir ressenti le besoin de s’ouvrir à un fils avide d’entendre son père que Marcel Frémaux est devenu biographe ? Un biographe « familial » dont la profession est de coucher sur le papier l’histoire des autres. Ses clients sont des particuliers désireux de mettre leur mémoire par écrit. Ou certains de leurs proches voulant les honorer en leur offrant leur vie mise en valeur par une reliure de qualité.
C’est le cas de Lupuline Beuzaboc. Elle souhaite mettre l’écrivain en relation avec son père âgé de 83 ans pour que celui-ci lui conte « sa guerre » : cheminot dans la région de Lille, Tescelin Ghesquière dit « Beuzaboc » a résisté à l’envahisseur teuton. Rien d’envergure, mais des coups d’éclat ici et là, comme fleurir au nez et à la barbe de l’occupant la tombe d’un soldat britannique tombé en 1915, assassiner en pleine rue un soldat allemand, tenir compagnie à un anglais blessé en attendant son transfert en zone libre… Des histoires que Beuzaboc racontait à sa fille alors qu’elle n’était qu’une enfant. Des histoires avec lesquelles Lupuline a grandi et s’est construite.
Le vieil homme, d’abord réticent, accepte de se confier. Les séances commencent : Beuzaboc raconte, Frémaux prend des notes qu’il retranscrit ensuite. Très vite, pourtant, un malaise s’installe entre les deux hommes. Le biographe met en doute les mots qu’on lui raconte. La résistance n’est qu’un vaste mensonge, une histoire pour enfant. Il commence à vérifier, à confronter ces histoires avec l’Histoire, celle publiée dans les journaux d’époque, celle des archives. Des soupçons qui amènent un cas de conscience. Car un biographe n’est pas un journaliste, ni même historien. Pour lui la vérité doit être celle de son client. Que lui importe que ce dernier arrange un peu le passé, travestisse un peu les faits ? C’est d’ailleurs monnaie courante dans sa profession : il y est habitué.
Il tente de se reprendre mais ne parvient pas à se détacher suffisamment, à trouver le recul nécessaire. Car à travers l’histoire de Beuzaboc, c’est bien celle de Brumaire qu’il recherche. Beuzaboc est un des imposteurs qui a indument récolté les lauriers de son père. Que faire ? Se taire et poursuivre jusqu’au bout en professionnel ? Vider son sac, pousser son client à se dévoiler ? L’acculer à la faute ?
Mais le vieil homme n’est pas né de la dernière pluie et a remarqué le conflit intérieur auquel se livrait Marcel. Il en connait même l’objet, ayant immédiatement fait le lien entre son patronyme et celui de l’ancien lieutenant qu’il connaissait de réputation. Il reprend donc l’initiative et se livre pieds et poings liés : oui, il a menti. Il n’a d’ailleurs accepté de se raconter que pour remettre les pendules à l’heure. Pour avouer.
Pour Frémaux, un second conflit voir alors le jour. Permettra-il à l’usurpateur de s’amender ? de trouver enfin la paix ? Pourquoi cette chance serait-elle accordée au vieillard alors que lui ne retrouverait jamais son père décédé ?
Un livre passionnant. Un sujet original. J’ai souvent éprouvé le besoin de relever la tête, d’interrompre ma lecture et de bayer aux corneilles. Pour savourer le texte. Pour intégrer les mots, les idées. Pour digérer les émotions provoquées par la prose de Chalandon. La légende de nos pères n’est pas un livre qui se dévore à toute blinde. C’est une perle d’une rare finesse qui se déguste lentement.
La fin qui m’inquiétait pourtant : comment terminer un tel livre sans accoucher d’une souris, de tomber dans le mièvre et le pathos ? Mais n’est pas Chalandon qui veut. Là où beaucoup d’auteurs se seraient planté le bec dans l’eau, Monsieur Sorj Chalandon s’en tire avec panache.
Quel artiste !
BibliOrnitho
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le 25 mars 2014

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