Plus je lis Koestler, plus je l’aime. Sa vie hors du commun, son courage, son évolution intellectuelle, sa rigueur scientifique, sa concision… tout en lui force l’admiration.
Dans La Lie de la terre, récit autobiographique, il raconte les mois étranges autour de la déclaration de guerre : cette période où, en tant qu’étranger résidant en France, il se retrouva soudain suspect.
Condamné à mort par les franquistes pour avoir combattu la tyrannie, cet infatigable adversaire de tous les totalitarismes fut ensuite emprisonné… par la France même, pour avoir lutté contre le fascisme.
Ce paradoxe tragique demeure l’un des scandales les plus méconnus de notre histoire : la France a interné dans des camps de concentration français ( ainsi les appelait-on alors) des étrangers jugés « indésirables », la lie de la terre, souvent les mêmes qui s’étaient battus contre le nazisme. Elle les priva ainsi de leur guerre, et se priva de précieux défenseurs.
Les conditions d’internement étaient sordides. Beaucoup de ces antifascistes — c’est ainsi qu’ils se nommaient, et l’on mesure aujourd’hui combien ce mot a été galvaudé — se suicidèrent après le pacte germano-soviétique, cette « trahison russe envers la cause antifasciste », puis à la chute de la France. Eux qui avaient fui tant de dictatures croyaient enfin trouver, au pays des droits de l’homme, un sanctuaire ; parmi eux se trouvait Walter Benjamin. Koestler leur dédie ce livre .
Il y raconte son errance, ses fuites, son engagement dans la Légion pour échapper à l’avancée nazie, et, avec une ironie tranchante, les compromissions d’une bureaucratie lâche.
À travers ce témoignage vibrant, on voit déjà se mettre en place la mécanique du mensonge : un gouvernement relayé par des médias puissants cherchant à justifier la persécution des étrangers en répandant rumeurs et calomnies — vols, meurtres, trahisons — comme l’Allemagne nazie accusait les Juifs d’être des parasites ou des tueurs d’enfants. (Relire à ce sujet Nous ne savions pas de Peter Longerich https://www.senscritique.com/livre/nous_ne_savions_pas/critique/287337749 ou Croire et détruire de Christian Ingrao https://www.senscritique.com/livre/croire_et_detruire/critique/173106888 .)
Aujourd’hui, Koestler ne serait sans doute pas plus audible. Il serait même accusé, par certains gardiens autoproclamés de la gauche, d’être un fasciste : lui qui eut le courage de rendre sa carte du Parti communiste après les premières purges staliniennes, et qui voyait dans le sionisme une espérance pour l’Europe.
Lire Koestler, c’est comprendre non seulement une époque, mais la condition même de l’esprit libre. Cet homme a payé de sa souffrance le prix de la lucidité, une lucidité qui, de nos jours, se fait de plus en plus rare, quand elle n’est pas tout simplement étouffée.
Pensée pour Boualem Sansal, lâchement abandonné par la France et hommage à tous ceux qui ont la force de penser à contre-courant.
Gardons en tête cette situation célèbre où Sartre et Simone de Beauvoir, gardiens de la gauche bien pensante, portant aux nues le régime communiste même après leur visite dans les camps de Staline, refusèrent de serrer la main de Koestler...