C'est pour ça qu'ils se laissent tous pousser la moustache, mais à l'intérieur

Si j'avais écrit cette critique juste après avoir fini le livre, et j'aurais dû le faire, j'aurais commencé par:
"Ah! J'ai gagné! J'ai gagné! Du premier coup! Ah ah!"
Hélas, ou heureusement, une semaine de vacances dans un environnement en tout point opposé à celui de La nuit je suis Buffy Summers (montagnes gorgées de fruits et de soleil, amis apérotant, festival de littérature sérieuse portant sur l'altérité aussi mais de façon plus conventionnelle, dinosaures, chants d'enfants) m'a quelque peu éloigné de cette jouissance première. Je pense qu'il faut néanmoins parler de cette jouissance pour commencer. Le livre de Chloé Delaume est un livre dont vous êtes le héros. Pas "un livre sur le modèle de" ou "une parodie de", au contraire, c'est un livre qui prend au sérieux le dispositif popularisé dans les années 80 (le livre est réellement jouable, même si le système de simulation est loin d'être stable) aussi bien que sa dénomination: "livre" (en tant qu’objet central de l’action), "héros" (en tant que thème) et bien sûr "vous êtes" (qui est vous, qui est je, toussa toussa). La jouissance de sa lecture est donc double: retour à l'enfance, pour ce qui me concerne, et sentiment mélancolique d'accomplissement que tout joueur de jeu vidéo (ou bouffeur de série, dans une moindre mesure) connaît, d'une part, et plaisir intellectuel (hou le gros mot! et encore, je n'ai pas utilisé "interprétatif" ou "post-moderne" alors que je les avais dans les doigts), d'autre part. J'ai joué le livre très vite, sans tricher, allant directement et involontairement à la fin la plus spectaculaire, dans un état d’effervescence totalement en opposition avec les teintes extrêmement morbides du récit. J'ai ensuite lu toutes les branches que j'avais laissées de côté et vu que je l'avais échappé belle à plusieurs reprises, et aussi que je n'avais à peu près rien compris aux soubassements de l'histoire. Cette deuxième lecture a donné une curieuse profondeur à ma première sensation, comme lorsqu'on regarde mieux un immense tableau.
Comme l'annonce le titre, le trouble de la personnalité est à l'origine du récit. "Vous" est enfermée dans un hôpital psychiatrique et pense être la Tueuse quand vient la nuit -pas Buffy au sens propre, mais la Tueuse de ce temps, puisque l'histoire se déroule dans un futur indéterminé, pas très éloigné, pas non plus proche. Comme dans les nouvelles fantastiques les plus connues sur ce thème, les deux possibilités (le surnaturel existe/tout ça c'est dans la tête) de résolution coexistent, ambiguïté facilitée par l'arborescence des choix. A cette ambiguïté classique, Chloé Delaume rajoute le mille-feuilles post-moderne, et rien n'est vraiment épargné: le futur est aussi le présent, celui de l'élection présidentielle de 2007; l'univers de Buffy est tout autant utilisé que commenté, mais aussi confronté à d'autres plus ou moins hétérogènes (Charmed, c'est proche, Alice et Lovecraft, c'est moins évident); les personnages montrent une conscience plus ou moins nette de leur nature fictive et de leur insertion dans un livre (d'où les formulation du type: "Je vais fouiller le bureau de Miss Mildred en 30." et ce passage délicieux: "Laisse-toi écrire n'importe comment si tu veux. Mais moi je ne suivrai plus la moindre des lignes imposées. A partir de maintenant, je me désolidarise de cette narration."); même l'instance narrative (en l'occurrence, on ne peut pas parler de narrateur/trice) est soumise à la fin à un flottement: "Alors dites moi, qui suis-je./La narratrice omnisciente (...) Le médecin (...)." Aucune de ces ambiguïtés n'est en soit indécidable (ou révolutionnaire) mais leur accumulation produit une déstabilisation généralisée. Plaisante, pour ma part, mais je ne serais pas surpris qu'elle pose problème à d'autres.
A jouer avec tous les paramètres de la fiction, à mettre de l'ironie (vous savez, ce truc qui fait coexister divers sens ensemble) dans tous les coins, Chloé Delaume -pour parler comme les journalistes littéraires- court le risque de rompre la projection de l'auteur dans le livre. C'est loin d'être gênant, puisque c'est l'un des thèmes du livre. Comme Buffy, celui-ci est tout autant un récit qu'un essai, portant en l'occurrence sur ce qui fait l'épaisseur d'un personnage de fiction (et peut-être même l'épaisseur d'une personne réelle), sur la liberté à l'époque où l'on trouve des gènes déterminant la psyché, sur la construction (personnelle ou collective) d'un sens à donner à l'existence. Bon, et il y a aussi des blagues politiques: "RG: Ce qu'ils veulent, c'est que le Rien règne. X: Ils ont voté Bayrou?"
Revenons toutefois aux questions que vous vous posiez dès le départ:
- Est-ce qu'il y a des combats?
Oui. Et plein de sang. Des viscères, tout ça. Chloé Delaume verse aussi volontiers dans le gore que dans l'introspection paranoïaque.
- Est-ce que toutes les réponses sont à la bibliothèque?
Je ne peux pas répondre sans déséquilibrer le jeu. Mais il y a une bibliothèque, et un bibliothécaire qui essuie ses verres de lunette, même dans le noir total.
- Est-ce que c'est bien écrit?
Chloé Delaume n'est pas partisane d'une écriture sobre et nette. Elle préfère le court-circuit, l’alternance phrase longue mais pleine de virgules/phrase courte et nominale, la métaphore qu'on file au-delà du bon goût. Bon, un paragraphe gore pour revenir à la première question: "Le second infirmier, vous pourriez à la hache aussi le massacrer, une hésitation brève, l'appel de la boucherie. Une avidité de souffrance, des morsures revanchardes, autant d'éperons en plein cœur. Ça grimpe le long des nerfs, cogne sec dans les artères, vous sentez comme il monte, le désir, le besoin de tuer. Plaisir d'offrir, joie de recevoir. C'est plus qu'une estocade, c'est un acharnement, le fer tranche et débite, encore, et puis encore. Vous jouissez tellement fort que les murs en rougissent, bientôt vous voilà seule dans un marais de sang. Sereine, si apaisée." Voyez ce penchant à la désarticulation ("à la hache" placé avant son verbe), à l'apposition qui tourne à l'asyndète (hésitation/appel ne sont liés que par le sens à la proposition qui précède), à la métaphore douteuse (désir/plaisir/jouissez), au double sens ricaneur ("rougissent", formule toute faite). C'est trop. C'est ce que les critiques littéraires payés appellent "une écriture baroque" (adjectif jamais très loin de "flamboyante" ou "échevelée"). Moi j'aime bien, ça me prend pas pour un con, ça fait tourner la tête et ça se casse la gueule plus d'une fois. Vraiment, j'aime bien, et je crois que d'autres livres de Chloé Delaume sont de cette eau, pour ce que j'en ai lu. On peut, toutefois, trouver ces cabrioles pénibles ou usantes.
Allez, achetez le livre aux éditions ère qui sont en train d'agoniser (chose qui va, hélas, très bien avec le livre), et vous saurez pourquoi "Le Néant, c'est un concept qui mobilise."

Surestimé
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le 13 août 2015

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