Récits de prisonniers, de départs pour les grandes boucheries ou de survivants, de gueules cassées ou de miraculés, la littérature foisonne d’un genre grand pourvoyeur d’héroïsme, de drames, d’épopées : lorsque bien tenue, la littérature de guerre met l’homme à nu, le débarrasse de ses oripeaux, décape son vernis civilisationnel, le restitue en animal, le lave de ses bonnes manières, révèle le lâche ou le courageux, l’odieux ou le radieux. La peau et les os est un autre (et court) récit de guerre, une histoire vraie d’un genre un peu particulier.


Hyvernaud, professeur à l'École normale d’avant-guerre, prisonnier dès 1940 dans un oflag (genre de stalag) après la débâcle de l’armée soi-disant la plus puissante d’Europe, tente de répondre à cette question : la littérature peut-elle restituer l’indicible ?


Réponse : non.


«L’événement est comme les cadavres. Il n’est glorieux et beau que dans la littérature de collège.»


Cette thématique de l’informulable n’est pas franchement nouvelle, mais chez Hyvernaud l’informulable ne viendrait pas d’une limitation intrinsèque de la langue mais d’une confiance en soi à jamais confisquée par le feu et l’acier.


Rendu à la vie civile, de ses foyers et en famille l’auteur tente de décrire ses épreuves de prisonnier, l’état de déshumanisation dans lequel il fut plongé et dont il sait ne devoir jamais sortir jusqu’à sa mort.


Très vite il renonce : il ne sera pas un horrible travailleur du verbe.


Pourtant, Hyvernaud se bat un temps avec les mots, s’étrangle de rage de ne pouvoir dire vraiment à ceux qui demandent, imaginent, se trompent forcément. L’éloignement qui en résulte est irrémédiable.


« Personne n’intéresse personne. On fait semblant. Chacun parle de soi. On écoute les autres pour pouvoir leur parler de soi. Mais au fond on s’en fout. »


Le style est sec, cassant, cinglant. Hyvernaud, faute de pouvoir dire, assassine.


Entre toutes les promiscuités il y eut la plus ignoble, celle des cabinets collectifs. Quand les écrivains font des livres sur la captivité, pour Hyvernaud, ce sont les cabinets qu'ils doivent décrire et méditer. Rien que cela. Ça suffira. Décrire consciencieusement les cabinets et les hommes aux cabinets. « Si les écrivains sont des types sérieux, ils s'en tiendront là. Parce que c'est l'essentiel, le rite majeur, le parfait symbole. »


« Ici, dans les cabinets. Au milieu de ces types déculottés qui claquent de froid. Des hommes gélatineux, mous, pourris. Des limaces, des asticots. Ce qui les soutient, on ne sait pas trop ce que c'est. Sans doute, cette obstination à durer, ce tenace attachement, cet accrochement des vivants à la vie qui empêche les syphilitiques, les tuberculeux et les cancéreux de se foutre à la rivière. Mais sûrement pas l'énergie spirituelle. »


L'expérience de l'humiliation donne aux choses leurs dimensions exactes, la promiscuité est le stade ultime de la régression de l’homme en animal, les privations et la réclusion passent alors au second plan.


« La pauvreté, ce n’est pas la privation. La pauvreté, c’est de n’être jamais seul. Le pauvre n’a pas droit à la solitude. Il naît à la maternité, avec les autres. Il crève avec les autres, à l’hôpital. Entre la crèche et l’hospice il y a les garderies et les asiles, les taudis et les casernes. Sa vie, de bout en bout, il faut la vivre en commun. »


Hyvernaud ne s’en remettra pas. Il perd jusqu’au sens de sa vie d’avant-guerre, ou plutôt la voilà révélée stérile et juvénile. Il s’irrite de sentir cette vie d’avant toujours à l’affût, comme si la guerre était passée sans que rien ne changeât, il s’en irrite en dépit du plaisir qu’il a à lui donner la réplique.


« En ce temps-là, on s’arrangeait aisément pour boucher les trous par où auraient pu se faufiler des réflexions trop précises. On avait le football et le cinéma. Épatant, le cinéma, comme narcotique. Le cinéma, le grand bazar de l'hébétude, la chaude boutique du rêve tout fait, tout cuit, démocratique et standard. Il n'y avait qu'à s'asseoir, à être là, à ouvrir les yeux. A être un homme de la foule, consentant, passif, soumis à la frénésie mécanique des images, livré aux spectres, sans passé et sans avenir. »


L’âme esseulée d’Hyvernaud cherche en vain ses frères humains, ne rencontre que des visages ennemis, des héros de la dernière heure. Des forts en gueule. Les proches d’hier sont aujourd’hui des mesquins très céliniens.


La pâte molle du langage n’est pas un bon pétrin, elle ne parvient pas à pardonner ce qu’ils sont devenus, ni même ce qu’ils furent avant l’humiliante débâcle.


« Les mêmes mécaniques publicitaires lancent une marque d’apéritif et propagent les mots d’ordre d’un dictateur. Tout s’égalise, se confond dans la même irréalité émouvante. On ne peut plus distinguer les valeurs, les tailles, les rangs. Staline ou Mussolini participent de la même existence stellaire que Greta Garbo. Un bombardement à Madrid, une grève à Shanghaï revêtent le caractère fabuleux d’une irruption de gangsters dans un film de la Fox Movietone. »


Les dimanches après l’armistice, autour de la bonne tablée, avec la famille et les copains, on se congratule de la défaite des forces de l’Axe, on s’applaudit mutuellement, on est des fiers-à-bras prêts à casser la gueule au premier Allemand venu, on fait les malins, et, pour parler avec Jules Renard, on place ses éloges comme on place l’argent, pour qu’ils nous soient rendus avec les intérêts.


On a publié de belles choses sur l'énergie des captifs. Et on ne dit rien des cabinets écrit Hyvernaud. C'est pourtant ça l'important insiste-t-il. Cette fosse à merde et ce méli-mélo de larves. Toute l'abjection de la captivité est là, et l'Histoire, et le destin.


A sa sortie le bouquin n’eut aucun succès, ne bénéficia d’aucune promotion. Quelques bonnes âmes l’exhumèrent néanmoins.


Justice rendue.

-Valmont-
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le 18 oct. 2019

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