En commençant "La pensée straight" de Monique Wittig, je m'attendais à lire un simple manifeste LGBT dénonçant la domination de l'hétéronormativité sur la société et sa manière d'emprisonner les individus dans un carcan normatif exclusif. J'étais loin d'imaginer le caractère révolutionnaire de cet opuscule rigoureux et implacable.
"La pensée straight" s'inscrit dans la démarche entamée par Monique Wittig depuis les années 70 : celle de déconstruire la notion de "sexe", contestant minutieusement ses fondements prétendument scientifiques et objectifs. Elle explique en quoi il s'agit avant tout d'une construction sociale, d'une catégorie créée par une classe dominante (celle des hommes) pour contrôler une classe dominée (celle des femmes) et lui imposer "l'obligation absolue de reproduction de l'espèce".
"C'est l'oppression qui crée le sexe et non l'inverse" affirme Wittig, précisant que "la catégorie de sexe est le produit de la société hétérosexuelle" par lequel "la femme en tant que personne appartient à son mari" et se doit d'être toujours disponible pour ce dernier et pour les hommes de manière générale. Presque trente ans avant le mouvement "Me Too", Wittig résumait déjà les fondements sociologiques et les biais idéologiques de notre société hétéronormée, ainsi que leurs conséquences concrètes sur la moitié de la population.
Au cours d'une dizaine de chapitres, elle démonte méthodiquement les catégories sociales de sexe et de genre, la création artificielle de "la-femme", les conséquences délétères que cela implique, et l'exclusion de celles et ceux qui sortent de ces normes. Cette analyse se résume dans sa célèbre formule "les lesbiennes ne sont pas des femmes", en ce qu'elles s'extraient du rôle attribué aux femmes par la société patriarcale.
"Refuser de devenir hétérosexuel (ou de le rester) a toujours voulu dire refuser, consciemment ou non, de vouloir devenir une femme ou un homme" écrit-elle concernant les personnes homosexuelles. Ce passage n'est pas évident à accepter tant nous sommes conditionnés à considérer les catégories "homme" et "femme" comme "naturelles".
Wittig ne nie pas l'existence de différences biologiques — organes, chromosomes, fonctions reproductives. Mais elle soutient que ces faits n'ont pas de sens intrinsèque. Ils ne définissent pas ce qu'est une "femme" ou un "homme". Ce sont des données brutes immédiatement interprétées, hiérarchisées et utilisées pour fabriquer un ordre social qui réduit les femmes à leur fonction reproductrice et les essentialise.
La société a ainsi tendance à catégoriser et à nier l'individualité des sujets pour les essentialiser sur des critères spécifiques, alors que le rejet des catégories sexuelles permettrait à chaque individu de vivre pleinement et librement sa sexualité comme il l'entend et avec qui il l'entend. Cela ne compromettrait pas la "reproduction de l'espèce" qui n'a fondamentalement pas besoin de fondements idéologiques et de moule social hétérosexuel pour inciter les individus qui le souhaitent à fonder une famille.
Wittig inscrit son analyse dans la grande histoire féministe et marxiste, tout en rappelant les fondements historiques de l'ordre hétérosexuel. Elle remonte jusqu'à l'Antiquité, invoquant Aristote qui rappelle que "c'est à l'école pythagoricienne que nous devons l'apparition de la division dans le processus de la pensée" — assimilant l'homme à l'être, à l'unicité, à la lumière, et la femme à la multiplicité, à la différence, à l'obscurité.
Elle appelle ainsi, à contre-courant, à dénoncer les discours qui exaltent "l'altérité sous toutes ses formes", en ce qu'ils ont tendance à reconnaître comme "autre" ce qui n'est pas l'homme (blanc) hétérosexuel. Son objectif est d'appeler les femmes (et plus généralement les opprimés) à se détruire en tant que classe et catégorie philosophique dans le but "d'abolir les deux ordres et donc de les réconcilier".
Étant écrivaine, elle consacre également trois chapitres complet au rôle du langage et à son caractère performatif, rappelant que "le langage projette des faisceaux de réalité sur le corps social" et qu'il existe "une plastie du langage sur le réel". Elle annonce en quelque sorte l'écriture inclusive comme outil de transition, tout en se projetant déjà dans un avenir où les genres seraient abolis. Elle reconnaît par ailleurs un rôle subversif et révolutionnaire essentiel à la littérature pour interroger le genre et faire évoluer les mentalités. Elle n'hésite pas à parler de "machine de guerre" ou de "cheval de Troie", expliquant de façon erudite en quoi l'œuvre de Proust est parvenue à manipuler le langage pour livrer la première grande œuvre homosexuelle de l'époque moderne.
Il faut néanmoins reconnaître que le style sociologique de Wittig peut être dense par moments et que certaines démonstrations sont parfois fastidieuses. Cette complexité théorique a probablement privé l'ouvrage d'une audience plus large que les cercles militants et universitaires auxquels le texte a dû être confiné à sa sortie. Cela ne lui enlève rien de son caractère révolutionnaire et du jalon qu'il a posé dans la déconstruction de la société hétéronormée et de cette fameuse "pensée straight".
À ce sujet, le choix du terme anglais "straight" est d'autant plus percutant et implacable qu'il implique l'idée d'un chemin droit et exclut d'emblée ceux qui s'en éloigneraient : les personnes homosexuelles et, plus radicalement encore, les lesbiennes, que Wittig présente comme porteuses d'une charge révolutionnaire considérable par leur rejet même des catégories imposées et leur choix de vivre une sexualité non-reproductive (à l'opposé même du rôle auquel les hommes hétérosexuels les ont confiné). Alors que les mouvements masculinistes opèrent un retour en force et que le féminisme fait l'objet de réactions épidermiques des milieux conservateurs, cet essai de Monique Wittig reste une référence intellectuelle exigeante qui n'a rien perdu de sa pertinence et de sa charge révolutionnaire. Il serait de bon ton de le faire lire à aux chantres de l'heteronormativité, aux masculinistes et transphobes en tous genres, mais il y a fort à parier qu'ils n'en comprendraient pas les subtilités tant cette lecture exige de réfléchir hors des normes.