Le narrateur de la Petite Ville évoque le retour de l’auteur / narrateur (1) à Saint-Yrieix la Perche, sa bourgade natale que l’avènement du libéralisme a plongée en pleine décrépitude – « ce bar où […] les hommes au chômage boivent encore avec leur bleu de travail » (p. 96)…
Comme la plupart des livres d’Éric Chauvier, celui-ci fait dialoguer la sociologie et la littérature – le savoir et la fiction –, sans qu’aucune des deux n’y perde. Au discours théorique sur l’évolution de la ville, le texte mêle ainsi les dialogues qui l’ont conduit à l’élaboration de ce discours, ce qui concrètement donne ceci : « Dans les petites villes, ce mode de rentabilité par opportunité (Je peux pas bosser plus de vingt-cinq heures par semaine, c’est trop crevant comme boulot) comporte des effets anxiogènes (Et quand les vieux seront clamsés, je fais quoi moi ?) sur l’esprit des personnes concernées » (p. 23 – c’est Nathalie, que le narrateur a connue à l’adolescence, qui prend en charge les passages en italique).
Les questions que pose cette enquête et auxquelles elles répond parfois ne se limitent pas à l’évolution de la petite ville en question, ni même à des notions de sociologie et d’économie plus générales : « Cette technique d’essorage [le capitalisme d’opportunité] consistant à saisir la plus faible des aubaines sans cesser de minorer les coûts peut être assimilée à un trait constitutif de la phase post-industrielle du capitalisme » (p. 23) ou « Lorsque des rencontres entre les représentants de ces deux classes économiquement constituées [ouvriers et capitalistes] se produisent, c’est sur le mode du malaise […]. Mais généralement, de telles associations ne se peuvent pas » (p. 81).
Elles portent aussi sur la sociologie elle-même, sur la perception et du monde et plus généralement sur la forme de savoir que cette perception constitue – comment ce savoir se constitue, se répartit, etc. On retrouve ainsi une idée clé du travail de Chauvier : « (Quand tu dis “ils”, tu penses à qui ?) Si le monde existe en termes de dénomination, il peut aussi perdre de son pouvoir d’exister par la faible acuité de ces dénominations. (Bah je ne sais pas…) » (p. 44).
Le livre a par ailleurs le mérite de ne pas faire l’impasse sur la figure de l’enquêteur, c’est-à-dire notamment de ne pas l’exonérer de sa responsabilité d’une part, et de se constituer d’autre part en enquête identitaire (familiale et individuelle), sans les aspects ennuyeux et nombrilistes qui s’y associent trop souvent dans les différentes formes d’écriture de soi qui pullulent dans la littérature actuelle : « J’ai l’impression que la méprise est réciproque : je ne suis pas le salaud qu’elle [Nathalie] imagine ; elle n’est pas la paumé qu’elle pense que j’imagine » (p. 104).
D’où la richesse d’une enquête qui ne se présente ni comme un livre de sociologie pour sociologues, ni comme un livre de littérature pour amateurs de littérature.


(1) Impossible ici de distinguer clairement les deux : « mon père, le père du narrateur » (p. 18).

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le 9 nov. 2019

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