Une amie à moi (lutin vert qui frôle le bleu) fait du jardinage pour une commune. Un de ses collègues se plaint d'un des habitants, qui ne dit jamais bonjour. Le collègue en est tout rouge, et tout rembruni, quand l'habitant passe. Mon amie ne comprend pas ce ressenti : on se tait si on veut, quand bien même ce serait malpoli, ce n'est pas si grave. L'habitant d'ailleurs, lui dit toujours bonjour à mon amie...


Dans le film Barfly, que j'ai vu cette semaine, Henry dit a deux femmes qui se battent que leur conflit n'a aucune réalité. Il n'existe que dans leur tête, dans les liens qu'elles font avec leur présent et leurs souvenirs, et leurs projections, et qu'en soit donc toute réalité affective est potentiellement aussi flexible que le sont nos perceptions. Et tout aussi volatile.


Le sérieux des choses serait donc par anti-corollaire trivial directement proportionnel à notre rigidité mentale... cela fait sens. Le monde tel qu'on l'interprète, aussitôt qu'il nous devient personnel et sérieux, n'est plus que le reflet de notre âme. Ce qui est déjà pas mal.


Mais peut-on sortir de cet état de fait ? Écrire sérieusement par exemple, tout en sortant complètement de soi ? Peut-on être sérieusement infidèle à soi, et publiquement si possible ?


Y a-t-il, par exemple, vraiment un seul écrivain qui n'ait jamais créé le moindre personnage ? Les pires méchants d'une fiction ne sont-ils pas ce qu'aurait éventuellement pu être l'auteur s'il avait décidé d'être méchant : simplement une facette de lui, inexploitée parce que l'on n'a pas le temps ni l'éthique pour tout faire?


J'aimerais pouvoir le dire en tout cas, que Tolstoï ici a bien essayé d'inventer un être original, hors de ses propres schémas de pensée personnels... mais ce serait probablement faux. La préface nous explique que l'amour rendait Tolstoï triste, déçu (« animalis triste post coitum »). Qu'il voyait l'amour comme une drogue déceptive (il a pourtant eu treizes enfants, ce drogué!). Et qu'il était le roi du crêpage de chignon conjugale.


De là à théoriser sa posture, et à trifouiller dans la logique et les concepts religieux pour donner à cette posture toute l'apparence du bon sens, fallait oser, faut des corones comme on dit dans les milieux fleuris... cela finit sur un meurtre cela dit, ce qui vient paradoxalement adoucir l'affaire. Et encore, car dans ce meurtre on peut se demander ce qui est vraiment puni par l'histoire. La phobie de l'amour ou l'amour lui-même ? Je préfère pencher sur la première solution, de par mon affinité avec le love. Je pense même d’ailleurs, en parlant de love, que ce n’est pas histoire de punition, mais de compréhension d’une âme torturée, et de sa réalité (la postface que je n’ai pas lue me donnera peut-être raison). L’amour n’est pas moche ici, mais vu comme moche par celui qui en souffre…


« Ce n’est pas dans un hôpital pour la syphilis que j’aurais introduit un jeune homme pour lui ôter l’envie des femmes, mais dans mon âme pour y contempler les démons qui la déchiraient ! »


Le fait est qu'il est plus facile de lire le Marquis de Sade théoriser sur les bienfaits de la violence et de la cruauté, parce que l'on sait qu'il a passé la moitié de sa vie en prison et qu'il donnait des bonbons bizarres aux gens pour leur faire l'amour. Il est plus compliqué pour moi de lire Tolstoï qui présente dans la première partie de la nouvelle le sexe comme une chose aussi mauvaise.


Il y va de tous ces petits raisonnements adultères que je m'autorise dans l'intimité la plus absolue, ceux qui se basent sur ma logique et qui oublie toute éthique. Ceux qui osent par exemple s'intéresser à tous les pires stéréotypes de notre société, et qui cherchent à les justifier par des raisonnements effroyablement raisonnés. Des pensées que je ne partage avec presque personne (de peur de convaincre probablement), si ce n'est avec les autres petits pervers tels que moi, dont je ne doute pas de l'éthique inflexible.


BONUS:


Et je comprends soudainement tout le pouvoir maléfique que l’on attribue parfois à la musique. Car si les hommes sont inflexibles dans leur logique, tellement que leur éthique (la part essentielle de leur éthique, celle qui survit aux sollicitations du monde) finit par devenir un puissant acte de foi, la musique elle a le pouvoir mystérieux d’insuffler au hasard des notes toutes sortes de fois aléatoires, et de prendre ainsi possession des âmes dans l’insensé et le sensuel :


« Elle ne mentait pas, elle croyait ce qu’elle disait ; elle espérait par ces paroles faire naître en elle du mépris pour lui et se défendre ainsi contre lui, mais elle n’y parvint point. Tout était dirigé contre elle, en particulier cette maudite musique. Tout se termina ainsi ; le dimanche, la réunion eue lieu et ils jouèrent de nouveaux ensembles »


Et leur jeu à toutes les apparences comiques d’un préliminaire, aussi intense que protocolaire :


« Je me rappelle qu’il apporta son violon, en ouvrit la boîte, en retira une petite couverture brodée pour lui par une dame, puis l’instrument qu’il se mit à accorder. Je me rappelle que ma femme s’assit au piano, d’un air qui voulait être indifférent et sous lequel je voyais qu’elle cachait une grande timidité… timidité principalement devant son savoir-faire. Elle s’assit avec cet air affecté, puis se furent les la habituels du piano, les pizzicati du violon, la mise en place des partitions. Je me rappelle ensuite le regard qu’ils échangèrent : ils se tournèrent pour jeter un coup d’œil sur les assistants, se dire quelque mots et cela commença. Elle attaqua le premier accord. Le visage de Troukhatchevski prit une expression sympathique, sévère, sérieuse et, attentif à ses propres sons, il fit vibrer les cordes avec des doigts délicats et répondit au piano. Et cela commença… »


Mais je dois avoir l’esprit mal placé…


« Seule la musique, à l'exclusion de tout autre art, est capable d'exprimer une beauté qui exerce un effet physique, vous prend tout entier, et frôle le « plan céleste ». » Thomas Mann


« Nous lisions beaucoup ensemble à cette époque-là, mais la musique était notre plus grand plaisir, notre plaisir préféré : chaque fois, elle faisait vibrer de nouvelles cordes dans nos cœurs, nous découvrant en quelque sorte à nouveau l'un à l'autre. Lorsque je jouais ses morceaux de prédilection, il s'asseyait sur un divan éloigné, où je ne le voyais presque pas et, par pudeur, s'efforçait de dissimuler l'impression que faisait sur lui la musique ; mais souvent, lorsqu'il ne s'y attendait pas, je me levais, m'approchait de lui et essayait de trouver sur son visage les traces de son émotion, cet éclat anormal du regard, ces yeux humides qu'il essayait en vain de me cacher. » Le bonheur conjugal, Léon Tolstoï


« Ah ! mon amie, me répondit-il un jour que je lui disais que sa faiblesse me surprenait, peut-on être mécontent de quoi que ce soit quand on est aussi heureux que moi ? Il est plus facile de céder soi-même que de plier les autres ; il y a longtemps que je me suis convaincu de cela, et il n'y a pas de situation dans laquelle on ne puisse être heureux. Et nous sommes si bien ! Je ne peux pas me fâcher ; pour moi maintenant rien n'est mal, il n'y a que du pitoyable ou du cocasse. Et surtout le mieux est l'ennemi du bien., Quand j'entends une clochette, quand je reçois une lettre, plus simplement quand je me réveille, je prends peur. Peur de devoir vivre, peur que quelque chose ne change ; or, cela ne peut pas être mieux que maintenant. »
Le bonheur conjugal, Léon Tolstoï

Vernon79
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Ah ah !

Créée

le 24 févr. 2018

Critique lue 403 fois

5 j'aime

6 commentaires

Vernon79

Écrit par

Critique lue 403 fois

5
6

D'autres avis sur La Sonate à Kreutzer

La Sonate à Kreutzer
Eggdoll
4

Indigeste...

La Sonate à Kreutzer avait un titre assez alléchant, assez fin, assez cultivé. Mais quant au contenu... Dans le monologue du héros qui constitue l'essentiel de l'oeuvre, il y a tout pour excéder :...

le 26 août 2013

11 j'aime

8

La Sonate à Kreutzer
Vernon79
7

Pensée adultère

Une amie à moi (lutin vert qui frôle le bleu) fait du jardinage pour une commune. Un de ses collègues se plaint d'un des habitants, qui ne dit jamais bonjour. Le collègue en est tout rouge, et tout...

le 24 févr. 2018

5 j'aime

6

La Sonate à Kreutzer
Gwen21
10

Critique de La Sonate à Kreutzer par Gwen21

Alors là, si je m'attendais à ça ! Et pourtant, je ne devrais pas être surprise quand on connait les opinions du père littéraire d'Anna Karénine. "La sonate à Kreutzer" est une oeuvre que je ne...

le 24 nov. 2018

4 j'aime

1

Du même critique

Les Goonies
Vernon79
9

C'est pas parce que l'on est grand que l'on doit rester assis

Dans le premier tome des "Scènes de la vie de provinces", Balzac tentait de nous expliquer comment "durant la belle saison de la vie, certaines illusions, de blanches espérances, des fils argentés...

le 20 mai 2012

25 j'aime

15

Fitzcarraldo
Vernon79
10

Qu'est-ce que le luxe ?

Une gazelle, c'est exotique dans un zoo à Montreux, pas dans la savane. Un labrador, c'est exotique sur l'Everest, mais pas sur une plage bretonne à faire chier les crabes. Et bien voilà c'est un peu...

le 25 juin 2018

22 j'aime

17

The Leftovers
Vernon79
10

Le nihilisme c'est fun!

Spoiler Quand je pense à la mort, ça me fait toujours un truc. Un truc toujours imprévisible. Parfois je me sens serein, comme quand j'ai bien dormi et qu'il fait beau dehors. Parfois je panique,...

le 17 mai 2017

19 j'aime

6