La Tache
7.5
La Tache

livre de Philip Roth (2000)

Le roman commence presque comme une farce : un éminent professeur d'université est renvoyé pour avoir qualifié de "zombies" deux étudiantes noires qui brillaient par leur absence. Or, zombie (spook) est également une insulte parfois utilisée par les racistes pour désigner les Noirs. Notre homme a beau expliquer qu'il n'a fait qu'employer le terme dans son sens premier, voulu dire par là que ces jeunes filles sont des fantômes puisqu'on ne les voit jamais, le mal est fait : Coleman Silk est suspecté de racisme. Or, dans l'Amérique de ce début du XXIème siècle, et plus particulièrement sur les campus, on ne rigole plus avec ça. La cancel culture, celle qui ne va pas tarder à se répandre aussi chez nous, prend son essor. Celle qui lance des anathèmes et des condamnations sans autre forme de procès. Celle qui divise le monde en deux catégories, oppresseurs et oppressés. Celle qui veut effacer la culture classique, puisqu'elle serait le cheval de Troie du patriarcat. Or, quelle est la spécialité de Coleman ? les auteurs de la Grèce antique. L'université d'Athena - le nom n'est pas choisi au hasard - est rongée de l'intérieur par la rectitude morale de gauche.

L'action se déroule au moment de l'affaire Clinton-Lewinski, symbole, elle, du puritanisme des conservateurs. Gauche-droite, même intolérance de part et d'autre, que Roth renvoie dos à dos. Or Coleman ne se comporte pas de façon "morale" : il viole pas moins de deux tabous, en sortant avec Faunia. D'une part cette femme a moins de la moitié de son âge, d'autre part elle est de basse extraction, réputée même illettrée. (J'ai pensé ici aux films Loin du paradis de Todd Haynes et Tout le monde s'appelle Ali de Fassbinder, eux-mêmes remakes d'un mélo de Douglas Sirk, qui traitent de cette question).

Mais sexuellement c'est le pied - ce qui renvoie à l'affaire Clinton. C'en est trop pour Delphine Roux, cette brillante Française venue faire carrière un peu aigrie de ne pas avoir trouvé de place dans une université plus prestigieuse. Après avoir été viré comme un malpropre, Coleman va donc recevoir une lettre anonyme dénonçant cette liaison réprouvée par les bonnes moeurs. Pour la Française, cette liaison montre le mépris de classe des biens nés autant que l'éternel tropisme masculin pour la chair fraîche sans se soucier de respecter les femmes qu'on accroche à son tableau de chasse. Pouah. On découvrira plus loin qu'il y avait une attirance inconsciente de la jeune femme pour ce vieux professeur qui l'embaucha (cette péripétie n'est pas la plus convaincante du récit d'ailleurs). Un message partira par erreur à tous ses collègues, que la jeune femme sera obligée de maquiller par un mensonge, renforçant encore l'opprobre jetée sur le professeur, incapable de se défendre puisque brutalement décédé. La tache de Delphine Roux, c'est son arrivisme déguisé en rectitude morale.

Mais bien sûr la tache principale concerne Coleman, marqué au fer rouge par deux injures : raciste et prédateur sexuel abusant de sa position de pouvoir. Le roman s'emploie à démonter ces deux accusations. Très rapidement pour la première, immédiatement ressentie par le lecteur comme grotesque. Plus longuement pour la seconde : la liaison entre Coleman et Faunia nous apparaît non seulement comme un amour sincère mais comme une aventure féconde, peut-être même davantage pour Coleman que pour Faunia. Avec Faunia, Coleman découvre la simplicité, la sincérité, l'absence de calcul, le lâcher prise, en dehors de toute injonction morale imposée par la société. Tout le contraire de ce qui fut sa vie.

Car un coup de théâtre attend le lecteur :

Coleman était en réalité noir ! Mais suffisamment clair de peau pour le dissimuler. Ayant subi très jeune une discrimination raciste, il décide de le cacher. Abandonne la boxe, ce sport où les Noirs excellent, pour se lancer dans de longues études. Se met avec une Blanche dont il est fou amoureux qui, ayant appris la vérité, le rejette, ce qui ne fait que renforcer sa détermination. Se met ensuite avec Steena, où l'attirance se mêle au calcul (elle a les cheveux crépus ce qui expliquera que ses enfants les aient). Mais justement, elle est noire et freinerait l'ascension sociale de notre homme. Un véritable reniement de son identité, coup de poignard à sa mère, que son frère Mark ne lui pardonnera jamais.

Là est sans doute la véritable tache : dans le mensonge non seulement vis-à-vis de la société mais vis-à-vis de sa femme et de ses propres enfants. Dans ce reniement de soi-même pour se conformer aux exigences de la société. Sa soeur Ernestine, qui a également brillamment réussi, constituera un victorieux contre-exemple de la démarche de Coleman.

Faunia, elle, aura droit à la vérité et n'en fera aucun cas. Page 450 :

A supposer que ce qu'il n'avait pas pu me dire d'emblée (...), il n'avait pu s'empêcher de lui avouer enfin, à cette femme de ménage de l'université devenue sa compagne d'armes, la première et la dernière personne depuis Ellie Maggie devant laquelle il ait pu se déshabiller, se retourner et montrer ainsi son dos nu, avec la clef saillante du mécanisme qui avait remonté son être pour sa grande échappée. Ellie, avant Steena, et enfin Faunia. La seule femme à ne jamais connaître son secret était aussi celle avec qui il avait fait sa vie, son épouse. Pourquoi Faunia ? De même qu'il est humain d'avoir un secret, il est humain de le révéler tôt ou tard.

Oui, pourquoi se confie-t-il à Faunia ? Roth y consacre des lignes très touchantes, page 454 :

Elle voulait connaître le pire. Pas le meilleur, le pire. Par quoi elle entendait : la vérité. Alors il la lui avait dite. Elle était la première femme depuis Ellie à la découvrir. (...) Parce qu'il l'aimait, en cet instant, à l'imaginer récurer le sang sur un plancher. (...) Parce que c'est dans ces moments qu'on aime quelqu'un, quand on le voit vaillant face au pire. Pas héroïque, pas courageux. Seulement vaillant. Elle ne lui inspirait aucune réserve. Aucune. C'était instinctif. Quelques heures plus tard, l'idée se serait peut-être révélée mauvaise, mais à cet instant, non. Il avait confiance en elle et voilà tout. (...) Elle n'était pas déformée par le conte de fées de la pureté, quelles qu'aient pu être les autres perversions qui la défiguraient. Elle n'avait pas le goût de juger autrui, elle en avait trop vu dans sa vie pour tomber dans cette imposture.

Faunia a aussi un mensonge, mais il est bien innocent : elle fait semblant d'être analphabète ! De tous les personnages du roman, cette femme qui a eu à subir une liste impressionnante d'épreuves (viol, prostitution, perte de ses enfants, harcèlement par son mari jaloux, humiliations dans ses jobs) est certainement le plus attachant. Sa fraîcheur et sa liberté m'ont rappelé le personnage de Madame Hayat dans le beau roman éponyme de Ahmet Altan. Sauf qu'elle ne fait pas l'éducation d'un jeune ici, mais celle d'un vieillard !

Le roman de Roth rappelle aussi Disgrâce, le chef d'oeuvre de J.M. Coetzee sorti un an plus tôt. La disgrâce est l'un des thèmes favoris de l'écrivain américain, qu'il reprendra dans son bien moins réussi Le rabaissement. Si Nathan Zuckerman, le narrateur, est le double de Philip Roth, Coleman est certainement son double fantasmé, le sexe débridé avec plus jeune que soi semblant travailler intensément notre romancier.

Il y a dans La tache un sous-texte judéo-chrétien : Coleman a commis une faute, sa disgrâce puis sa mort en sont le prix à payer. Il y a aussi la notion de salut qui, comme dans l'Evangile, vient d'un coeur simple, un être sans instruction mais capable de manifester de la tendresse à un corbeau. Sans compter que le Christ n'a cessé de vilipender l'hypocrisie des bien-pensants, et de défendre les femmes de "petite vertu" rejetées par tous telle Faunia. Une Faunia qui inspire à Coleman pour la première fois de la confiance, ce qui est un autre nom de la foi. Il y aurait peut-être toute une analyse du roman à mener sous cet angle.

Ce n'est pas tout : on peut y lire aussi les marques de la tragédie grecque, avec cette idée que l'homme qui essaie d'échapper à son destin sera rattrapé par lui. Ici, Coleman a voulu se soustraire à la ségrégation (et comment ne pas le comprendre), il sera discriminé, et avec quelle ironie, pour racisme envers les Noirs. On découvrira que l’accusation grotesque recouvre bien une réalité puisque c’est ce dont l’accuse son frère Mark. Il a voulu s'émanciper de sa condition socialement moins favorisée, le voilà fricotant avec une femme de ménage. La tragédie comporte aussi son lot de trahisons (ici, celle de Coleman vis-à-vis des siens), des perfidies (celle de Delphine Roux) et un choeur antique, pris en charge dans le roman par les échos qui nous parviennent de la société.

Un autre personnage est tombé en disgrâce. Il s'agit de Les Farley, le mari jaloux de Faunia évoqué plus haut. Les a fait le Vietnam et ne se remet pas du peu de considération que lui porte la société américaine après ce qu'il a vécu. Cela nous vaudra des pages de toute beauté, sèches, rêches, rageuses, faites essentiellement de phrase courtes, très différentes par leur style du reste du roman. Exemple page 101 de l'édition Folio :

Il aurait dû les tuer tous pendant qu'il était encore temps. Surtout lui. L'amant. Il aurait dû leur couper la tête à ces enfoirés. Il se demande bien pourquoi il l'a pas fait. Qu'il s'approche pas de lui, celui-là. Si jamais il le retrouve, cet enfoiré, il va le tuer tellement vite qu'il saura même pas d'où ça lui tombe ; et personne saura que c'est lui, parce qu'il sait travailler sans bruit. Parce que c'est à ça que le gouvernement l'a formé. C'est un tueur qualifié, grâce au gouvernement des Etats-Unis. Il a fait son boulot. Il a fait ce qu'on lui a dit de faire. Et c'est comme ça qu'on le remercie, merde ! on le colle à la réanimation, on l'envoie dans la bulle ! Lui, dans la bulle, merde ! Même un chèque, ils veulent pas le lui donner. Pour tout ça, il s'en tire avec vingt pour cent d'invalidité ! Vingt pour cent ! Et encore, faut ramper. (...) Tout tourne autour du mot tuer. Tuer des bridés ! Comme si cette question suffisait pas dans la connerie, faut qu'ils lui filent un psychiatre chinetoque, un bridé, merde ; il a servi son pays, et on est pas foutu de lui trouver un toubib qui parle anglais, merde ! Tout autour de Northampton, il y a des restaus chinois, des restaus vietnamiens, des épiceries coréennes et pour lui ? T'es viet, t'es niacoué, tu t'en sors, on te file un restau, on te file un commerce, une épicerie, t'as une famille, tu fais des bonnes études. Mais pour lui, peau de balle ; parce qu'on voudrait qu'il soit mort. Ils regrettent qu'il soit revenu.

On pense à Voyage au bout de l'enfer. Farley s'illustre aussi lors d'une scène d'anthologie dans un restaurant asiatique, où l'un de ses potes qui veut l'aider à guérir son traumatisme lui a fixé pour mission de garder son calme à proximité d'une "face de citron". L'étape suivante sera le fameux mur (celui des lamentations aussi ?), où sont inscrits les noms des victimes de la guerre, parmi lesquels l'un de ses bons copains. La haine pour son pays va se mêler à son animosité envers son ex-épouse et envers ce vieux professeur qui a osé approcher cette dernière. La tache de Les, c'est cette guerre qui l'a abîmé, en faisant un être à tout jamais dangereux, thérapie ou non. On le ressentira dans la belle scène finale autour d'un trou de pêche percé dans un lac gelé, le narrateur tentant de confirmer son soupçon quant à l'accident de voiture qui causa la mort des deux amants maudits. Avec Les Farley, la bête fait pièce à l'ange dont la société américaine se donne les apparences. Les deux sont les faces d'une même pièce.

On l'aura compris, il s'agit là d'un portrait au vitriol d'une Amérique rongée autant par le politiquement correct et l'hypocrisie puritaine que par la violence brute. Minée aussi par le mensonge, le grand thème du roman. Voici ce qui en est dit page 421, alors que Nathan s'interroge sur le "mystère Coleman" :

Il y a vérité et vérité. Le monde a beau être plein de gens qui se figurent vous avoir évalué au plus juste, vous ou votre voisin, ce qu'on ne sait pas est un puits sans fond. Et la vérité sur nous, une affaire sans fin. De même que les mensonges. Pris entre deux feux, me disais-je. Dénoncé par les esprits intègres, vilipendé par les vertueux, puis exterminé par un fou criminel. Excommunié par ceux qui ont la grâce, les élus, les évangélistes omniprésents des moeurs du moment, et puis expédié par un démon brutal. Deux appétits humains se sont rejoints en lui. Le pur et l'impur, dans toute leur véhémence, mouvants, semblables dans le besoin de se trouver un ennemi. Les mâchoires de la scie se sont refermées sur lui, pensais-je.

Concluons par cette réflexion sur la littérature vs la vie que n'aurait pas renié Proust, page 459, toujours dans la bouche du narrateur qui s'adresse à Coleman, son ami devenu son personnage :

Bien sûr que tu ne pouvais pas l'écrire ce livre. Tu l'avais déjà écrit - c'était ta vie. Ecrire à la première personne, c'est révéler et cacher à la fois, mais pour toi il ne pouvait s'agir que de cacher, donc la tâche était impossible [notons que le jeu de mots tache-tâche ne fonctionne pas en anglais : stain-task : heureux hasards parfois de la traduction !]. Ton livre, c'était ta vie - et ton art ? Une fois le mécanisme enclenché, ton art a été d'être un Blanc. D'être, selon la formule de ton frère, "plus blanc que les Blancs". Telle fut ton invention singulière : chaque jour tu t'éveillais pour réaliser cet être dont tu étais l'auteur.
Jduvi
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le 13 mai 2023

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