À 62 ans, Beauvoir réemploie les outils qu'elle avait mobilisés pour son essai le plus célèbre, et écrit ce qui constitue en quelque sorte Le Deuxième Sexe des vieux. Les parentés entre les deux ouvrages sont frappantes : même plan bipartite, progressant de l'extérieur (la biologie, l'ethnologie, l'histoire) à l'intérieur (la conscience de soi, la vie quotidienne, la phénoménologie…). ; même travail documentaire colossal, ayant demandé des mois de claustration à la "Nationale" (comme elle le raconte dans Tout compte fait) ; même réhabilitation de ce qui constitue un Autre pour la société ; et, surtout, même volonté d'écrire une œuvre militante qui ne soit ni un pamphlet exalté ni un traité philosophique décharné et qui traiterait son thème comme un simple objet de pensée. Beauvoir cherche à envisager la vieillesse comme mode particulier d'existence, qui ne s'explique pas tant par une nécessité biologique que par des facteurs sociaux contingents, mais étonnamment stables d'une époque et d'un espace à l'autre. La vieillesse est moins une fatalité de l'homme qu'un destin qu'on lui construit, en l'arrachant à l'humanité (on ne devient pas vieux, on vous le fait devenir), même si l'autrice ne perd jamais de vue pour autant les réalités du corps.

L'objet de l'essai est immense et original, ce qui explique ses dimensions. Beauvoir cherche à embrasser toutes les périodes et toutes les disciplines, y compris les plus techniques — elle semble avoir lu l'essentiel des travaux de gérontologie publiés à son époque. Le troisième chapitre à lui seul aurait pu faire l'objet d'une édition à part : 150 pages d'étude diachronique sur la vieillesse de l'Antiquité à nos jours. L'autrice a par ailleurs enquêté, à l'assistance publique, qui donne lieu à des pages déchirantes. Auréolée par le succès de ses Mémoires, elle s'autorise quelques indications sur son propre vieillissement. C'est donc un ouvrage qui brosse de la vieillesse et des vieillards un tableau détaillé, trop sans doute. Il y a quelque chose de scolaire dans la succession d'études de cas visant l'exhaustivité, et qui donne souvent aux chapitres une structure en collier d'exemples — une succession de synthèses bibliographiques. Mais cela offre aussi l'occasion de portraits et de descriptions très fortes : par exemple sur Hugo et son appétit de vivre intact, sur l'ambition "à vide" de Pétain, sur la sexualité sénile (très longuement détaillée).

C'est un tableau très noir qu'elle peint de la vieillesse, sans préjugés moraux et sans excès de pessimisme. Ce n'est pas tant l'"involution" organique qui la scandalise, que la pauvreté dans laquelle vivent la plupart des vieillards, la répugnance que leur témoigne la société, la longue mise à mort et l'évidement moral et intellectuel auxquels ils se sentent condamnés. Elle souligne combien les exemples de vieillards épanouis et en bonne santé que dépeint l'histoire ou la littérature montrent surtout l'existence de privilégiés. La vieillesse reflète d'abord pour elle l'amplitude des inégalités sociales. Ce qui ne l'empêche pas, par exemple, de se montrer sceptique sur le recul de l'âge de départ à la retraite. En bonne marxiste, elle perçoit le travail comme un outil de réalisation de soi, plus enviable que la violente inaction et le sentiment d'inutilité qu'apporte la retraite à beaucoup d'individus. C'est pourquoi elle plaide plutôt pour une retraite graduelle, adaptée aux capacités de l'individu âgé, dont elle montre qu'il devient plus fragile et plus lent, mais pas pour autant inadapté à l'inactivité. Sa conclusion est elle aussi marxiste, en un sens : elle prend du champ en s'attaquant aux superstructures sociales. Le scandale de la vieillesse n'est pas pour elle un problème isolé (ce pourquoi elle réfute l'efficacité d'une "politique de la vieillesse") mais le symptôme d'une société violente qui négligé de donner sens à l'existence humaine. Comme l'écrit Beauvoir :

> Que devrait-être une société pour que dans sa vieillesse un homme demeure un homme ? La réponse est simple : il faudrait qu'il ait toujours été traité en homme.

Je serais curieux de savoir ce qui reste valable ou pas dans la première partie de l'ouvrage, qui s'appuie sur des études médicales et statistiques. Mais pour le reste, il me semble que cette analyse acérée… n'a pas si mal vieilli et est toujours extrêmement convaincante. Surtout que la vieillesse demeure largement ignorée par les mouvements militants : on a certes inventé le concept moralisateur d'âgisme, mais en parallèle "OK boomer" invite les vieillards (forcément conservateurs) à ne surtout pas intervenir dans le champ politique. D'où la salutaire initiative de Gallimard de publier enfin en poche La Vieillesse (cinquante ans après la parution). Le livre a opportunément été réédité quelques semaines avant l'épidémie de COVID, qui a témoigné cruellement du traitement accordé au grand âge par nos sociétés du "care".

Jeremias
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le 29 juil. 2020

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