Medieval-punk, philologie, RP Rabelais, puzzle.

Face à la singularité de l'objet-livre dont il est question ici, je divise ma note en deux parties ; une approche descriptive de ce qu'est l'ouvrage d'abord, une approche plus critique de sa première partie ensuite.

Le livre publié chez « Blanche » qui nous occupe aujourd'hui, La Volonté du roi Krogold, est plus à considérer comme un recueil philologique que comme une œuvre littéraire, à part entière et en propre – d'où la démarche d'inscrire sur la couverture « pages retrouvées » là où figurent d'ordinaire les mentions récit ou roman –, et il est bien important de poser ça tout de suite avant d'aborder les parties qui composent l'ensemble.

En effet, pour qui souhaite parcourir du « vrai » Céline intègre et travaillé, qui commence à ressemble à un ouvrage finalisé, et uniquement cela, il n'y aura peu ou prou qu'une centaine de pages sur la totalité de l'ouvrage à se mettre sous la dent ; forcément un peu frustrantes pour la plupart du fait de leur fondamentale incomplétude, voire de leur caractère principalement introductif.

- Le recueil se compose donc de La Volonté du roi Krogold, qui nous permettra de suivre sur une centaine de pages l'état de texte le plus avancé dont on dispose actuellement sur ce roman épique de Céline qui devait mettre en scène la pérégrination d'un bard(amu), Thibaut, vers la croisade, sur fond de débauches légendaire et verbale entremêlées.

- Nous disposons ensuite sur 81 pages de La Légende du roi René, une sorte de canevas assez plat, assez troué, qui représente un état de texte antérieur, inabouti, creusant à peine plus les circonstances entourant le départ de Thibault.

- En annexes, une soixantaine de pages très utiles sont constituées par une compilation des citations, introduites, à Krogold et à la Légende mentionnées dans le reste du travail romanesque de Céline. D'aucuns diraient que cette partie peut sembler un remplissage, je pense de mon côté que c'est un outil très pertinent et qu'il est bien pensé.

- Un court essai d'Alban Cerisier, que je n'ai pas encore parcouru, referme le volume en guise de postface.

La pertinence de l'acquisition et de la lecture de l'ouvrage pourra donc être très fluctuante suivant la démarche dans laquelle le lecteur s'engage en ouvrant celui-ci (d'où mon 5 final de note neutre). Si l'on cherche, en lecteur naïf, à se faire promener le long de la vision singulière qu'a voulu donner Céline à la saisie d'une matière de Bretagne (ou simplement un roman de chevalerie original), l'ouvrage est nécessairement décevant par son inachèvement qui nous laisse à la porte de ce qu'aurait pu être un grand projet. Si l'on cherche, en lecteur drogué, son dernier fix d'un peu d'inédit de Céline (je pense que je me rangeais le plus probablement dans cette catégorie) pour relancer la machine, les cent pages de Krogold justifient à elles seules l'achat du volume et on s'embarque dans un trip un peu court et coûteux mais plaisant. Si l'on cherche en lecteur savant à méditer sur la place qu'occupe dans la compréhension globale de l’œuvre ce livre à moitié fantôme, dans le cadre d'une appréhension restreinte à Céline ou plus large du phénomène de création cheminante, c'est un indispensable.

Me rattachant plutôt à la seconde démarche, j'oriente donc cette lecture vers le morceau qui me parle le plus dans ce recueil : La Volonté du roi Krogold.

____________________

Admettons que Krogold, pour l'hypothèse et en guise de note lecture, soit un morceau isolé de son contexte à prendre comme une œuvre intègre. Dans cette perspective, nous avons là un très bon et très monstrueux petit roman qui ne paraît guère faire de sens, superposant des personnages différents que l'intrigue n'a pas le temps de se faire réunir, tous confrontés à des situations diverses (l'assaut d'une ville, du côté des défenseurs et des assaillants, une rixe de rue, un dialogue avec la mort, un épisode de torture sanglante etc) mais traversés par un même doute quant à la puissance du dire poétique. Krogold n'est ni un ouvrage théâtral ni un ouvrage pointant réellement vers la littérature orale mais il a comme constante préoccupation de dramatiser, de théâtraliser la prise de parole travaillée et le spectacle qui se révèlent presque tout le temps hasardeux et / ou impuissants. Les personnages de Krogold sont des personnages de conteurs ou de grandes gueules qui secouent des mythes rhétoriques avant de finir, souvent avec une noirceur importante, par se faire broyer par le poids du mythe et de la magie qui revêtent une apparence assez ambivalente au cours de ces cent pages. Derrière, on retrouve l'habituelle angoisse existentielle profonde de Céline face à la finitude et à la digestion de l'homme par le monde en ogre fou. La grande originalité de Krogold et qui rend sa lecture top par rapport au reste du corpus célinien, c'est que cette fois-ci, les cieux répliquent.

D'un point de vue linguistique, cette construction chimérique se traduit par une langue complètement déconcertante qui sera le gros point fort de cette ébauche de légende. Céline utilise dans Krogold un improbable jargon qu'il forge de toutes pièces mêlant des éléments syntaxiques vaguement médiévalisants (omission de nombreux pronoms par exemple ou décalage de l'ordre SVO), des créations lexicales et une approche argotique toute personnelle, et surtout une manière de déblatérer de la logorrhée qui ne vient pas du moyen-âge mais très clairement d'une maturation de Rabelais, auteur admiré vers lequel il tend plus que jamais dans sa Volonté.

Dans sa forme comme dans ses thèmes, Krogold semble donc ainsi une sorte de rêve hallucinatoire, de délire incontrôlé sur ce qui parle à Céline dans l'approche symbolique du Moyen-Âge, qu'il a découverte enfant à travers des ouvrages illustrés propices à saisir l'imaginaire et qu'il a pu creuser ensuite. On peut lire Krogold comme une galerie d'images, de variations, de tentatives, de coups d'essai autour de situations pseudo-stéréotypées d'un merveilleux pagano-chrétien, que Céline aurait réussi je pense à relier finalement dans une tapisserie épique et totalement débridée.

Une certaine frustration peut certes percer face au manque, et c'est une réaction bien naturelle ; je pense qu'il faut savoir se contenter, après avoir cru ce corpus perdu, de la chance de pouvoir profiter de scènes déjà aussi cultes que le miracle dans Christianie assiégée et ce qui précède, le grotesque affreux de l'histoire des imagiers danseurs ours, le combat verbal face au bateleur ou le rêve de Thibault au carrefour exact entre Londres et Villon. Il y a indéniablement quelque chose de très coquillart qui marche à merveille avec ce personnage assez répugnant dont Céline aurait pu faire sinon le héros, du moins un élément structurant de son conte.

Je pense qu'un amateur de Céline trouvera l'achat du volume justifié simplement pour ces pages.

À défaut de se couper de la lecture d'une totalement inintéressante Légende du roi René, dont l'approche formelle est tellement conventionnelle sur la quasi-totalité de l'ouvrage (à l'exception de quelques métaphores ou de la scène du bordel mais qui ne m'a pas accroché) que l'on peine à y reconnaître la voix tant admirée.

Reste tout de même finalement, dimension que je laisse de côté ici pour ne pas alourdir, l'aspect excessivement plaisant qu'il y a à réunir les trois ou quatre versions morcelées de ce texte fantôme pour essayer d'en synthétiser l'approche. Ce livre s'achète aussi comme un puzzle et c'est un aspect à ne pas négliger.

S_Gauthier
5
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Livres - 2023

Créée

le 2 mai 2023

Critique lue 591 fois

7 j'aime

S_Gauthier

Écrit par

Critique lue 591 fois

7

D'autres avis sur La Volonté du Roi Krogold

La Volonté du Roi Krogold
YannAln
6

La légende de Céline.

Deux manuscrits pour le prix d'un ! Incomplets, ils sont une expérience littéraire chère à Céline, dans un monde médiévalo-biscornu... Le verbe célinien utilisant déjà une syntaxe anti-académique,...

le 7 avr. 2024

La Volonté du Roi Krogold
TierryGirard
9

Extraordinaire

Extraordinaire en 2023 de découvrir cette merveille! Dure à lire certes, il faut freiner, revenir en arrière, mais ce temps de lecture offre à votre cerveau un panel de courts métrages d'images...

le 16 juin 2023

Du même critique

La Plus Secrète Mémoire des hommes
S_Gauthier
3

Les littérateurs sont à fourcher.

La Plus Secrète Mémoire des hommes est un roman à plusieurs voix publié par Mohamed Mbougar Sarr en 2021. Dans une structure empruntée à la poétique de Bolaño, d'ailleurs abondamment cité en exergue,...

le 6 déc. 2021

18 j'aime

The Green Knight
S_Gauthier
4

Veut décevoir et déçoit.

The Green Knight est, un peu à l'image de ce qu'avait pu proposer Garrone avec son Tale of Tales il y a quelques années, une tentative de méta-commentaire filmique sur une forme littéraire...

le 15 sept. 2021

15 j'aime

1

Guerre
S_Gauthier
7

Carrefour.

Guerre est un roman de Céline, probablement rédigé dans le courant des années 30, constituant le premier vrai inédit publié avec un travail philologique d'édition sérieux depuis la fin de la...

le 5 mai 2022

14 j'aime

11