Attention, ce livre n’est pas servi tout emballé, tout bien tout propre, de la pensée prêt-à-porter, tel un plat surgelé pour âme paresseuse, vite préparé, au prix de l’ingérence de cochonneries qui s’insinuent dans le corps sans que l’on s’en rende compte. Non ici les phrases sont recherchées, la ponctuation se joue de nos habitudes, et s’autorise même quelques doigts d’honneur avec les règles de français, vous savez celles qui nous emmerdent et que l’on est forcé d’apprendre, pour ensuite être reléguées dans les strates de l’oubli. Les phrases sont longues, indéniablement, la compréhension ne vient pas toujours dès la première lecture. Mais les idées, elles, sont bien là. Un peu comme un sommet où il faudrait grimper pour contempler le splendide panorama. Mais ce n’est pas l’Everest ni Olympus Mons non plus faut pas déconner, mais il faut faire de l’effort, faire remuer les neurones, sortir de cette paresse que le trop plein de confort et les écrans en veut-tu en voilà ont provoqués. Alors si pour vous vous préférez arriver en hélico au sommet, recevoir de la nourriture surgelé, vous balader dans des jardins bien rangés de manière si artificielle que cela tue toute notion de naturel, alors rangez ce livre et regardez plutôt la télé-réalité. Si vous êtes prêt à un certain effort pour élever votre esprit, alors vous pouvez embarquer.


Cerclon. Une colonie humaine sur un satellite de Saturne. Elle se prétend le meilleur de la société, la plus pacifique, la plus juste. Il faut dire que la Terre et sa guerre chimique ne fait plus guère envie. Attribution des fonctions et des richesses au mérite, réévaluation régulière de la position sociale, autocontrôle par les citoyens eux-mêmes, surveillance globale pour prévenir les comportements dangereux, technologies pour augmenter le plaisir… Cela fait rêver pas vrai ? Tout est contrôlé, surveillé, l’on vous dit même qui vous êtes, ce dont vous avez besoin, et l’on s’assure de vous fournir le cadre idéal à vos aspirations. Et si vous êtes de bons citoyens, vous pourrez même profiter de plaisirs directement amenés dans vos carcasses par la technologie dernier cri. Alors ça valait bien le coup de quitter les arbres naturels et l’oxygène présent partout pas vrai ? Plus de questions existentielles à s’en torturer l’esprit, de frustrations parce qu’un connard de patron a refusé une augmentation, tout est réfléchi en amont.


Alors je conçois que les idées sont un peu éparpillées à la tout-va, parfois cela a du sens, parfois c’est juste des notions abstraites, un peu comme un artiste agiterait son pinceau plein de peinture qui viendrait éclabousser une toile blanche. Il est comme ça le Capt. Mais attention ce n’est pas un intello qui a tout dans le ciboulot et rien dans le pantalon, apte à palabrer de jolis discours non violents, mais qui baissent son froc dès qu’il faut passer à l’action. Au contraire, il est bien partisan d’un mouvement actif, qui veut remuer les fondations, secouer les gens engourdis pour qu’ils s’éveillent enfin. Pas une simple action violente comme nous sommes nombreux à le désirer, mais une action coup de poing dans ta conscience, qui va plus loin encore. Pas pour rien qu’on est si nombreux à le suivre, le Capt.


Oubliez 1984 et sa surveillance générale, sa dictature totale susceptible de vous arrêter à tout moment pour vous torturer. Oh la surveillance est bien là, la technologie a bien avancée pour ça, mais le pouvoir aussi a évoluer. Il a bien compris, que pour être plus efficace encore, il fallait être discret. Contrôler les gens sans qu’ils le sachent, s’ingérer en eux sans qu’ils prennent conscience de sa présence, telle une ombre, succube susurrent des mots doux, salaces mêmes. C’est que l’être humain, ce vieux singe qui s’est extirpé de ses plaines parce que d’autres avant lui ont frotté deux bouts de bois, est fainéant par nature. Une feignasse craintive, avide, perverse. Jouer là-dessus, exacerber ses besoins sécuritaires, faites-lui miroiter des récompenses matérielles, promettez lui des récompenses de la chair, et vous obtenez un monde hypercontrôlé, aseptisé, artificiel à en donner la nausée. Ici, les tripes se sont tellement recroquevillés qu’elles ressemblent à des larves, derrière le lifting les corps sont morts-vivants, les cerveaux endormis par le trop plein de confort. Ils livrent leur propre corps, leur temple, à des instances supérieures qu’ils s’imaginent bienveillantes. Des moutons bien dociles, anesthésiés, que l’on tond à longueur d’année sans protestation. Pire encore, ils en redemandent, bêlant lorsque s’éloigne l’éleveur. Plus besoin de régner par la peur, de conditionner dès la naissance, la parfait société de manipulation éthique et responsable !


C’est vrai qu’il est charismatique, ce Capt. Une énergie impressionnante pour un monde si éloigné du soleil, un véritable bouillon cérébrale. Quand il parle, il est comme possédé, on a envie de l’écouter, de le suivre. Mais qu’on ne se fasse pas d’illusions, aussi séduisantes que peuvent paraître ses idées, elles se heurtent à la triste réalité : l’homme est paresseux, faible et avide de nature. Capt s’imagine qu’il peut donner la liberté à tout le monde, mais la liberté les hommes n’en veulent pas, ils ne savent pas choisir ce qu’ils veulent. Le poste de décideur est ingrat, on s’imagine que les personnes aux commandes ont les pleins pouvoirs, qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent, mais rien n’est plus faux. Ils sont soumis au diktat de la foule, à la dynamique des idées et des courants. Le peuple, c’est un ensemble de force qu’il faut canaliser pour que la société puisse tenir. Avant, on avait la force brute, la religion, maintenant il nous a fallu trouver autre chose. Et quel formidable outil que le marketing, qui décortique et cible les besoins individuels, savoir ce que tout un chacun veut, pour lui montrer ce qu’on veut lui faire acheter. Savoir ce que les gens attendent, pour mieux lui faire accepter nos décisions. Capt et son mouvement représentent une nouvelle énergie contestataire sur laquelle il faut désormais compter, une énergie qu’il faut donc canaliser…


Le Dehors, on n’en parle pas. C’est non humain, non Cerclon. Pourtant, avec ses cratères, sa terre sans vie, ses reliefs accidentés, cette zone sans frontière possède plus de force vitale que cette ville endormie, concentrée sur quelques kilomètres carrés seulement. Une dérision ! Ici, la liberté renaît, tel un oiseau trop longtemps en cage. Ici, plus personne ne nous impose qui nous sommes, ne tente de nous contrôler via des affichages publicitaires omniprésents, transformant nos désirs enfouis en besoins vitaux, nous montrons ce que nous sommes supposés vouloir pour mieux nous amener tous dans la même direction.
Dans Cerclon, ils veulent que tout soit bien rangé, un cercle bien parfait. Mais regardez dans le ciel, regardez Saturne la majestueuse qui se lève, de loin ses anneaux semblent homogènes, mais ce sont en fait des morceaux de roches qui s’entrechoquent, et regardez ce satellite où nous sommes, avec ses contours déchiquetés, il est ovale, pas rond. La nature a horreur des lignes droites, elle zigzague, prend plusieurs directions, semblant hésiter mais avançant tout de même. Cerclon a voulu concevoir un cercle parfait, mais au final c’est elle qui ne tourne pas rond.


La preuve, quand Capt et son mouvement ont voulu créer de nouvelles sociétés, non seulement plusieurs se sont effondrées, mais en plus elles ont été corrompu par des organisations malveillantes qui entendaient bien profiter de ce nouveau terrain pour étendre leur influence. On n’arrive rien à construire si l’on ignore comment fonctionne l’humain…


Alors il faut faire différemment, réfléchir à de nouvelles façons d’agir, de construire, de vivre ensemble, plutôt que perpétuer un système décadent dont on sait qu’il ne marche pas. Pourquoi le maintenir en place, si on sait qu’il est mauvais ? Parce que rien de mieux n’existe ? Alors créons-le ! Rassemblons-nous, réfléchissons, testons de nouvelles voies.


Petit à petit, Cerlon se dévoile, chapitre par chapitre. Son gigantesque Cube où atterrissent tous les déchets de la société, encombrants, polluants et dangereux. Un gigantesque dépotoir qui serait presque doué de vie propre, animés de forces intérieurs et de bruits étranges, où personne ne sait vraiment à quoi ça ressemble à l’intérieur. Les Radieux, d’autres rebuts de l’humanité qui ont fuis la ville pour vivre dans cette zone contaminées par les radiations, se disent même que les déchets se préparent à prendre leur revanche sur l’humanité qui les ont rejetés. Les Radieux, c’est un peu comme des supergéantes, vivant plus intensément que les autres zombies de Cerclon, mais condamné à clamser bien plus tôt. Cerclon est découpé en plusieurs zones, et chacune possède sa tour Panoptique… mais je ne vais pas tout vous décrire, vous avez qu’à venir voir vous-mêmes.


« La zone du dehors », c’est donc une critique virulente de nos sociétés, évoquant donc à la fois les stratégies de contrôle des masses, le rôle des nouvelles technologies, la pression des normes. Un pamphlet parfois un peu extrême qui frôle le conspirationniste, mais toujours d’une juste actualité 20 ans après. A noter qu’un Alain Damasio, quelque peu assagit, déclare maintenant ne plus envisager un avenir qui passerait par une révolution menée par un leadeur qui deviendrait un symbole, mais par une évolution qui se produirait de l’intérieur du système. A voir comment cette critique de nos sociétés actuelles apparaît dans « furtif ».
Comme il le fera plus tard dans « la horde du contrevent », Damasio alterne les points de vue, en modifiant le style d’écriture. On passe ainsi de Sift, véritable bouillon d’énergie en fusion, incarnation vivante du concept abstrait de liberté, au phrasé argotique cinglant, sans fars et sans censures, que la que la critique ne parvient pas à imiter même de loin, au leadeur libre penseur de Capt, aux phrases recherchées où les idées fusent et se mélangent dans un joyeux chaos apparent.
L’écriture, certes original et recherché, atteint parfois ses limites lorsqu’il devient ardu de comprendre le sens des phrases, avec parfois des longueurs (de trop longues descriptions du Cube, pas vraiment l’élément de cette dystopie le plus intéressant). Mais cela donne de super passages poétiques, tel Capt contemplant sa future compagne, s’étant découverte dans le plus simple appareil, ouvrant son corps dénudée à une toute nouvelle liberté dans la Zone du dehors, face au clair de Saturne. Et des discussions très recherchés, comme le débat animé entre le révolutionnaire Capt et le Président, qui bouleverse notre vision de la société, du pouvoir, et montrent que ces sujets-là sont décidemment bien complexes, et ouvrent la voie à une réflexion nouvelle.
Une lecture pas toujours évidente, mais indéniablement stimulante !

Enlak
9
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le 22 juil. 2019

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