Sans aucun doute le plus personnel de l’auteur, ce roman à forte consonance autobiographique tisse avec une délicatesse troublante le récit d’une femme confrontée à la révélation de l’homosexualité de son mari – son premier amour et son compagnon de jeunesse – et à la résurgence d’un ancêtre oublié, Edmond, dont le destin effacé semble faire écho à celui de Vincent, l’époux devenu autre.
Loin de se réduire à une autofiction ou à une chronique conjugale, le livre déploie une architecture subtile où le passé et le présent se répondent pour faire de la mémoire familiale le miroir d’une histoire collective plus vaste : celle des désirs contraints et des existences condamnées à l’ombre. Edmond, ce « bel obscur » resurgi sous la forme d’une photographie parmi les papiers de famille, incarne une figure masculine effacée, dont la disparition prématurée et le silence autour de son nom laissent deviner une trajectoire entravée par les normes sociales du XIXe siècle. Deux hommes, deux époques : l’un que la pression sociale pousse au silence et à la disparition, l’autre que l’attention aimante, la curiosité bienveillante et la fidélité souple de son épouse autorisent à s’épanouir dans une liberté pleinement assumée, non arrachée mais offerte.
C’est là que le roman prend une dimension à la fois sociologique et profondément inédite. Confrontée à une situation intime pour le moins désarçonnante, la narratrice cherche autour d’elle des figures auxquelles se raccrocher, des récits qui pourraient l’éclairer, des mots qui diraient ce qu’elle vit. Mais là où les personnes LGBTQ+ disposent aujourd’hui de réseaux, de communautés et de ressources pour penser leur place et leur histoire, elle découvre un quasi-vide : rien ou presque, en dehors des Etats-Unis, sur les femmes qui ont aimé des hommes contraints de dissimuler leur orientation, rien sur celles qui ont partagé leur quotidien, leur intimité et leur silence. C’est une surprise pour elle comme pour le lecteur, qui se prend soudain à réfléchir au sort de ces « victimes dans l’ombre des victimes ».
Mais un étonnement peut en cacher un autre, qui n’en finit pas de rendre cette lecture troublante. Victime certes, la narratrice n’a, malgré la révélation et la transformation du désir, aucune envie de dénouer le lien qui l’unit à son mari. Ce lien, que l’on pourrait croire incompréhensible, voire paradoxal, interroge le lecteur tout au long du récit. Pourquoi rester ? Pourquoi aimer encore ? Pourquoi ne pas fuir, rompre, reconstruire ailleurs ? Peu à peu se dévoile la complexité de sa démarche : non un renoncement ni un sacrifice, mais un choix lucide et une fidélité à ce qui fut, à ce qui demeure, à ce qui échappe. En s’obstinant à relier les fragments d’une vie, à faire de cette relation transformée un lieu de réinvention, elle accomplit un geste profondément politique dans sa discrétion : un geste qui repousse les limites de l’acceptation de l’altérité et interroge les normes du couple, les frontières du désir, les formes possibles de l’amour au-delà de la sexualité..
Souple, lumineuse et traversée de références littéraires, la plume avance par glissements, éclats et retours, dans une dynamique qui semble hésiter à trancher ou conclure, préférant le tremblement à la résolution. Cette retenue, si elle confère au roman sa beauté singulière, évoque aussi une forme de repli, le récit semblant parfois s’enrouler autour de sa propre intériorité, comme si la narratrice ne parvenait jamais tout à fait à se dégager du halo mélancolique qui l’enveloppe.
Et pourtant, c’est dans cette impasse pleinement embrassée, dans la complexité nue de ce que signifie aimer et coexister avec l’autre, que le récit puise sa force. En conjuguant l’intime et le politique, le personnel et le collectif, il déploie une lucidité douce et une émancipation discrète, surprenant autant par ce qu’il révèle que par ce qu’il choisit de ne pas simplifier.
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