Cette histoire n'est pas fantastique, elle n'est que romanesque.



Ainsi s'ouvre ce roman de Jules Verne paru en 1892. Pourtant le titre permet à lui seul de contredire la première phrase du roman. En effet, qu'est-ce que le château sinon le cliché le plus évocateur de la littérature fantastique ? De la même façon, Jules Verne rajoute un "H" à Carpates (utilisant ainsi l'orthographe anglaise), ce qui augmente la part de mystère du lieu de l'histoire. Le récit se situe donc dans un lieu par essence source d'inquiétudes et de fantasmes pour les européens de l'Ouest : la transylvanie (qui n'est pas un État mais une région géographique). De surcroît, en ajoutant la lettre "H" (qui ne se prononce pas), le lecteur est d'autant plus perdu puisqu'il ne sait pas où il se trouve exactement.


Le roman est publié par Hetzel, le plus grand éditeur de l'époque. Les récits de Jules Verne sont classés dans la "bibliothèque d'éducation et de récréation". Alors que Hetzel (écrivant sous le nom de Stahl) s'adresse aux filles dans ses récits, les ouvrages de Jules Verne sont davantage destinés aux garçons. Le château des Carpathes est donc un récit initiatique. Dès lors, on comprend mieux l'horizon d'attente déceptif de la première phrase du roman : ce livre vient dénoncer les légendes. Ce qui ne peut être compris aujourd'hui peut s'expliquer demain.



Résumé



L'ouvrage peut se diviser en deux parties. Dans un premier temps, suite à la vente d'une lunette par un marchand juif (dont la description trahit l'antisémitisme de l'auteur) au berger Frik, de la fumée est aperçue au burg. Le lecteur découvre alors que le village de Werst où se situe le récit est composé de personnages tous aussi crédules les uns que les autres. Seul le forestier Nic Deck va accepter de se rendre au burg pour voir ce qu'il s'y passe. Le docteur Patak est forcé de le suivre. Il y a donc un binôme romanesque et comique typique puisque Nic Deck veut aller vite alors que le docteur Patak (dont le nom grotesque accentue le ridicule) a peur. Toutefois, le récit bascule dans le fantastique suite à des événements nocturnes. Alors que ces personnages refusaient de croire, ils se mettent à croire. Suite à l'échec de cette tentative d'éclaircissement, le lecteur se rend compte à quel point les habitants de Werst sont crédules et peu courageux.


La seconde partie commence avec l'arrivée de Franz de Télek, personnage de bonne famille et ne croyant pas aux légendes. Le lecteur pense alors avoir trouvé le véritable héros de ce récit. Dès l'introduction du personnage dans le récit, un retour en arrière est effectué (chapitre IX). Le lecteur apprend alors que Franz de Télek a un lien avec le propriétaire du burg (Rodolphe de Gortz) : les deux personnages ont aimé la même cantatrice décédée il y a cinq ans dans des conditions mystérieuses. Ce retour en arrière est à la fois explicatif (il permet au lecteur de comprendre la raison pour laquelle Franz de Télek se rend au burg), annonciateur et hautement symbolique. En effet, l'introduction de la Stilla (la cantatrice) renforce le caractère romanesque (romantique ?) du récit mais la mort inexpliquée de la chanteuse laisse planer le doute quant à l'aspect fantastique du roman. Dès lors, la seconde tentative d'approche du burg est décrite. Le héros est poussé par une volonté de savoir. Or, en s'approchant du burg, Franz de Télek aperçoit la Stella et se rend seul dans le burg pour la libérer. Le lecteur est alors prévenu : il s'agit d'un anti héros incapable de réfléchir. La fin du roman est marquée par le symbolisme et malgré l'explication rationnelle très détaillée des événements contés, certains points ne sont pas élucidés.



Les personnages



Le berger Frik est un homme de la nature. Toutefois, ici, le berger n'est pas idyllique mais brutal à tout point de vue. Il souhaite être salué en étant appelé "pasteur". Pourtant, le pasteur est celui qui sait lire, alors que Frik n'est pas éduqué. Son troupeau ne lui appartient pas mais le biro le lui laisse. Le récit s'ouvre donc avec un personnage trouble puisque son nom peut évoquer le verbe fricoter (se trouver à la limite de la légalité).


Nic Deck est un anti héros car il n'est pas suffisamment éduqué. D'ailleurs, sa fiancée, Miriota, est un poids dans sa quête puisque celle-ci tente de le dissuader de se rendre au burg. Malgré sa force physique et son courage, ce personnage est incomplet puisqu'il n'est pas capable d'expliquer les événements qui se produisent devant lui et cède donc à la croyance.


Franz de Télek apparaît d'abord comme un véritable héros. Toutefois, bien que davantage cultivé que Nic Deck, il s'avère que les connaissances scientifiques et artistiques du jeune comte ne sont en réalité que très parcellaires. C'est un personnage instable puisqu'il est orphelin et a beaucoup voyagé en ne s'installant jamais vraiment à un lieu fixe. A l'inverse de Nic Deck qui a abandonné sa fiancée pour savoir ce qu'il se passait au burg, Franz de Télek se rend au château dans l'espoir de retrouver son amante. Toutefois, la croyance en la résurrection de la Stilla finit par l'emprisonner physiquement et mentalement dans le burg. Tout comme Nic Deck, Franz de Télek est incapable d'analyser les faits qui se produisent devant ses yeux et agit de façon irréfléchie.


Orfanik est un scientifique représenté comme quelqu'un de "pas clair". Il fait le lien entre la science et les légendes. C'est un personnage contradictoire et négatif. D'ailleurs, en offrant à Franz de Télek les phonographies où sont recueillis les autres chants de la Stilla, Franz ne pourra jamais faire son deuil et il est possible d'interpréter une vengeance d'Orfanik à l'encontre de celui qui a tué indirectement son patron.


Rodolphe de Gortz est le démiurge du récit (son nom est très proche du Gott allemand). Tel le magicien d'Oz, celui-ci fait revivre la Stilla tous les soirs en haut de son donjon en réécoutant ses chants. Le baron de Gortz contrôle le récit puisqu'il entend tout à l'auberge du Roi Mathias. Il piège également Franz de Télek dans son burg. Le baron a également un pouvoir complet sur la cantatrice puisqu'il détient son image et sa voix.


La Stilla n'existe qu'à travers les autres personnages. C'est un personnage inaccessible. Elle va accepter d'épouser Franz de Télek seulement pour fuir le baron de Gortz qui l'effraie. La Stilla est la cause des événements présentés dans ce récit. Deux hommes cherchent à la posséder, ce qui va entraîner cette tragédie. Son nom peut à la fois évoquer le silence (stille en allemand) ou encore l'astre (stelle). Dès lors, la Stilla est annonciatrice du désastre à venir.



La Stilla et Dracula



Le château des Carpathes a été publié peu de temps avant Dracula de Bram Stocker. Il apparaît clairement que la Stilla a largement inspiré le personnage de Dracula. En effet, celle-ci est immortelle puisque la science d'Orfanik permet au baron de Gortz de la faire réapparaître lorsqu'il le souhaite. Tout comme Dracula, c'est également un sujet d'attirance érotique.


Cet ouvrage, à la fois court mais très riche permet de multiples interprétations qui rendent sa lecture passionnante. Le chapitre central est tout simplement exceptionnel et le dénouement permet au lecteur de réaliser combien le génie de Jules Verne était grand.

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le 22 déc. 2014

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