Se posant en historien méticuleux autant qu’en écrivain traversé par le vertige du témoignage, Alfred de Montesquiou s’immerge dans les coulisses du procès de Nuremberg, qu’il érige en reflet d’un monde en décomposition, vacillant sous l’effondrement de ses certitudes. Ce ne sont pas les débats judiciaires qui l’intéressent en premier lieu, mais les regards qui les scrutent : ceux des écrivains, des photographes et des reporters venus saisir l’instant où l’humanité titube entre justice et vengeance, mémoire et oubli.
Le titre lui-même est symbolique dans son renvoi explicite au Crépuscule des dieux de Wagner, ce moment où les dieux s’effacent dans le tumulte d’un monde qui s’écroule. Ici, ce ne sont plus des figures mythologiques qui tombent, mais des hommes enivrés jusqu’à la folie de leur propre toute-puissance. L’auteur observe cette chute dans le décor glacé du tribunal, mais surtout au travers des regards de ceux qui observent, racontent et jugent. Journalistes, photographes, traducteurs... : tous sont les témoins de cette fin de règne, non pour en chanter l’agonie, mais pour tenter de comprendre comment l’histoire a pu engendrer ses propres monstres.
Au cœur de cette constellation d’observateurs où gravitent notamment Joseph Kessel, Elsa Triolet, John Dos Passos ou encore Rebecca West, le photographe Ray D’Addario occupe une place singulière, alors que ses images, en figeant les visages, saisissent les failles, les tensions latentes et les silences lourds de sens. Plus que des documents, ses clichés incarnent cette frontière mouvante entre observation et implication, entre image et vérité. Autour de lui, le château Faber-Castell, où loge cette communauté de regards, se transforme en Walhalla en ruines, peuplé non pas de héros triomphants, mais de consciences en éveil, hantées par ce qu’elles voient et ce qu’elles doivent transmettre.
Dépassant la chronique historique, le roman se fait alors méditation sur la chute et le réveil groggy d’un monde cherchant un passage entre la force et le droit, entre le fracas des armes et la fragile promesse de justice. Le crépuscule évoqué n’est pas seulement celui des accusés, mais celui de l’époque qui les a engendrés. En filigrane, l’auteur interroge la capacité du récit à conjurer l’oubli et à redonner sens là où le silence menace. Tendue et sans emphase, sa prose affronte la gravité du sujet sans jamais céder au pathos. Il nous rappelle que le crépuscule est certes une fin, mais aussi une lumière oblique, vacillante mais tenace, qui éclaire les visages de ceux qui restent et témoignent.
Si cette ambition littéraire, portée par un travail de documentation remarquable, confère au roman une vraie densité, il est vrai aussi que cette richesse tend parfois à ralentir l’élan narratif, tant l’équilibre entre rigueur historique et souffle romanesque se révèle délicat à tenir. La polyphonie du récit, bien que fidèle à la complexité du moment, en vient de temps à autre à disperser l’attention du lecteur, qui peine à s’ancrer dans une voix centrale. On pourra également regretter que les voix allemandes – accusés, témoins ou population civile – demeurent en retrait, comme si le roman choisissait de ne pas sonder l’autre versant du gouffre.
Quoi qu’il en soit, Le Crépuscule des hommes demeure une œuvre puissante, lucide et nécessaire, qui interroge autant qu’elle éclaire. Elle nous invite à considérer l’histoire non comme une vérité immédiatement saisissable, mais comme une matière vivante, façonnée par les perceptions, tissée de regards, de silences et de récits. Enfin, elle nous laisse avec cette certitude fragile que comprendre l’histoire, c’est déjà commencer à la réparer.
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