Voilà maintenant 20 ans que Damasio a écrit la Zone du dehors, actualisation moderne du très fameux 1984 d'Orwell à la lumière des idées de Foucault et de Deleuze. De la société disciplinaire à la société de contrôle.


C'est avec ce sentiment d'une actualité encore évidente aujourd'hui, que le travail de Benjamin Mayet apparaît comme légitime et essentiel. Le Dehors de toute chose emprunte des extraits de la Zone du dehors pour présenter un vaste monologue théâtral. Benjamin Mayet a prélevé les passages qui m'ont semblé les plus forts, ceux qui m'ont souvent marqué, et a réussi à donner du liant à ces fragments épars. Il a fait preuve d'un immense respect pour le roman de Damasio qu'il n'a à aucun moment travesti. L'avant-propos explicite bien sa démarche et ses préoccupations. Le résultat se présente comme une proclamation en cinq mouvements, puissante et bouleversante, dotée d'une grande qualité argumentative entourée d'une fraîcheur poétique appréciable. Benjamin Mayet sublime le roman de Damasio en un condensé bouillant.


Alors, évidemment, la lecture de ce livre ne dispense aucunement de la lecture de la Zone du dehors ! Le Dehors de toute chose ne synthétise pas le roman de Damasio, il ne dit rien ou très peu de sa narration, de ses personnages, de l'univers qui est dépeint. Le Dehors de toute chose montre du doigt un état d'esprit, des idées, qui, sorties d'un univers de Science FICTION, s'incrustent volontiers et d'autant plus facilement dans notre monde REEL. Le Dehors de toute chose montre à quel point la frontière entre le monde de la Zone du dehors et le nôtre est ténue.


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En guise de postface, "Réflexions sur une société sans air" de Damasio lui-même, est sans doute ce qu'il y a de plus intéressant dans cet opuscule de 70 pages. Ce texte synthétise parfaitement un ensemble d'idées concernant cette société de contrôle qui nous entoure. Il permet aussi d'actualiser la Zone du dehors, Damasio n'ayant pas vu, à l'époque, l'arrivée du téléphone portable, aujourd'hui "smartphone", comme un moyen efficace de contrôle, plus efficace que les tours panoptiques du roman.


J'aimerais ici lever une méprise qui pourrait s'installer chez les lecteurs de ma chronique. La critique des sociétés de contrôle n'est pas un délire complotiste. L'idée n'est pas qu'un groupe de gens nommés illuminatis ou francs-maçons, soient les maîtres du monde. Le contrôle est plutôt le moyen des démocraties actuelles pour gérer le quotidien. Le contrôle est autant celui de l'Etat, que celui du patron qui google ses employés, que celui du curieux qui cherche des informations vous concernant. C'est autant ce que Damasio appelle "intercontrôle" de façon verticale, et d'égal à égal, que "intracontrôle" à l'intérieur de soi, qu'on pourrait aussi nommer "self-control" ou "autocensure", "autorégulation", "surmoi". Et on voit bien à quel point ici la technologie occupe une place importante.
L'idée étant de produire du data, de l'information qui puisse être analysée. Comme le dit Damasio :



Quantifier l'inqualifiable chaos de la vie qui déborde et qui sue...



Tout contrôler. Abandonner la vie pour un univers aseptisé où tout est prévisible. Une société de la transparence. Le risque zéro, chasser l'insécurité. Mais pourquoi ? Pourquoi ce déni de puissance ?
Damasio explique qu'il y a derrière tout cela une volonté "de réduire l'incertitude" et de "conjurer la mort". Il oppose d'ailleurs à cette volonté qui est une volonté de pouvoir, le concept de puissance, et se trouve ainsi en ligne directe avec Spinoza et Nietzsche. Le pouvoir fait faire, la puissance sait faire. Le capitalisme nous propose des moyens de déléguer ce que nous savons faire et nous fait perdre en puissance.



Chaque fois qu'on demande à quelque chose ou à quelqu'un qui ne dépend pas de nous et de nos forces de réaliser ce qu'on ne fait pas nous-mêmes, directement, nous sommes déjà foutus. Ils ont déjà gagné. Eux les gestionnaires du manque. La puissance, c'est ce moment où tu t'arrêtes de dire "si j'avais..." [...]



Le capitalisme n'est ainsi plus uniquement un rapport de production, c'est un monde. C'est un monde qui transforme le désir en besoin, qui fabrique le citoyen, qui fabrique les opinions dans un souci de contrôle parfait. Il est ainsi question de notre rapport au monde et aux autres. Il y va de notre aliénation.


Lutter c'est ainsi reprendre possession du monde, de ce qui nous entoure, [cela] "n'a pas besoin d'être épique et spectaculaire". Cela se fait sur le sol plutôt que dans les cieux, cela se fait au quotidien, il faut amener la joie, ramener la vie, il faut "partir de la situation". "Partir de la situation" n'est pas une formule anodine dans le texte de Damasio. Evidemment, derrière ces idées il y a un précédent théorique ultérieur à Foucault et Deleuze : il s'agit du situationnisme. Il faut ainsi aussi invoquer Debord et la Société du spectacle pour compléter la réflexion, puis les post-situationnistes Tiqqun et le sulfureux Comité Invisible, auteur des subversifs L'Insurrection qui vient et A nos amis, que Damasio cite régulièrement dans ce texte et avec qui il partage beaucoup d'idées.


Derrière tout cela, j'ai le sentiment qu'il se passe quelque chose depuis Foucault, en témoignent des journaux comme lundi am, la force politique d'un ouvrage comme L'Insurrection qui vient du Comité invisible, ou la médiatisation des ZAD, véritables réappropriations de l'espace, redéfinitions de la vie, démonstrations de puissance (et non de pouvoir). La France bouillonne. C'est un pays merveilleux !


Au milieu de toute cette agitation, Damasio finit par se demander quel est son rôle en tant qu'écrivain. "Un livre ne vaudra jamais l'action directe" nous explique-t-il. Evidemment. L'écrivain "doit sans cesse offrir du possible au réel", l'écrivain libère de l'espace, l'écrivain apporte un souffle d'air frais dans un monde étouffant. Le dehors de toute chose est un souffle d'air frais.

King-Jo
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le 3 août 2016

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King-Jo

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