Jack Kerouac,  au fil de ses pérégrinations, a pris de nombreuses notes éparpillées en s'intéressant aux philosophies orientales. Ainsi, ses carnets sont essaimés de haïku et l'auteur lui-même a longuement préparé et peaufiné ce qu'il souhaitait être Le Livre des Haïku. L'édition présentée ici se complète en intégrale de ses exercices à répétition. Comme hanté autant qu'enchanté, il y puisait une forme inattendue et distendue de liberté. Et ce faisant nous offre ici 


un album photographique d'instantanés de son Amérique.




All day long wearing a hat that wasn't on my head 



C'est Le Livre des Haïku originel qui ouvre l'édition. L'auteur nous y vagabonde : ses haïku, s'ils se posent par moments, contemplatifs, le temps de quelques mots saisis sur le vif, traversent géographiquement les États-Unis – sublimes clichés d'une Amérique disparue – et savent à la fois renouveler et s'inspirer des maîtres nippons – cette obsession du birdbath, la vasque aux oiseaux qui hante les décors du recueil à la manière des plans d'eau japonais, modernité surannée – quand l'américain envoie réponses distantes à quelques petits chefs-d'œuvre originels.


 Run over by my lawnmower waiting for me to leave, The frog



The cow, taking a big, dreamy crap, turning To look at me 



Si Jack Kerouac s'émerveille de la nature démesurée et calme qui fait le décor grandiose des étapes de ses explorations, il a l'art d'y insuffler autant de vie que de questions. Fasciné par les cultures orientales, l'américain lit des haïkus, mais aussi les principes millénaires chinois et les légendes de Bouddha, appréciant là à la fois le respect serein de l'existence et de l'environnement que cette philosophie qui l'accompagne, celle de 


se reconnaître non seulement en l'autre mais aussi en chaque manifestation de la nature,



des ses objets.



 The raindrops have plenty of personality– Each one 



 The mountains are mighty patient, Buddha-man 



 Mists blew by, I Closed my eyes,– Stove did the talking 



Soucieux de trouver la liberté dans les contraintes formelles originelles du haïku, Jack Kerouac décide de s'en passer, de les transfigurer à sa langue maternelle en n'y retenant que la concision. Ses innovations – qu'il appelle Pops, pour popular j'imagine mais qui me font penser à sucettes – saisissent tout autant l'instant,  cet éphémère déjà soufflé, ce clin d'œil, et l'auteur, malgré la répétitions de motifs et de rythmes, réussit le parfait équilibre entre les exigences du fond – qui exige une forme de confrontation entre le regard et l'objet, une émotion – et 


l'éclatement spontané de la forme.




 The sound of silence is all the instruction You'll get 



Et ce faisant, il explore encore de nombreuses directions suggérées par Bashō senseï en apposant sa patine poussiéreuse, cette rouille du temps qui ronge irrémédiablement, aux rythmes imposés par les cycles visibles de la nature : nuits, saisons – étalant l'existence au passage de nuages.


 Waiting with me for the end of this ephemeral Existence–the
moon 



 Too hot to write haïku–crickets and mosquitoes 



 The clouds are following each other Into Eternity 



Finalement, comme chez les innovateurs nippons que furent notamment Matsuo Bashō et Yosa Buson, comme chez d'autres que Jack Kerouac dévorait,


le poète vagabond raconte bien plus l'homme que la nature,



et les apparitions d'icelui à l'essaimage des textes imposent sans misère ni désespoir, les désillusions de l'auteur sur une population asservie aux exigences d'une société qui justement oublie de se resynchroniser aux rythmes naturels, et y oublie les cycles d'évidences.



 The son packs quietly as the Mother sleeps 



 The fly, just as lonesome as I am In this empty house 



Pops du Dharma ou Pops de Desolation Peak, Haïku de la Route, Haïku de la Beat Generation ou Haïku de Northfolk, tous complètent sans surprise l'intégrale du Livre des Haïku. 


Les strophes liturgiques et absurdes de Jack Kerouac, poussiéreuses et sèches, rouillées, désuètes, rongées par le fixateur, révélées de quelques mots banals,



composent un recueil de haïku affreusement traditionnel où les saisons s'écoulent en un sentiment d'irrémédiable. Pourtant, derrière les motifs et le vin qui arrose les évasions du poète, il y a comme chez les maîtres japonais, un sentiment de détachement qui fait l'élévation, qui appelle à la méditation, au recueillement. Il y a aussi l'omniprésence du chat et les errances.
Au final, le recueil est assurément un indispensable de Jack Kerouac, la concision révélatrice.

Créée

le 16 févr. 2019

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