Alain Peyrefitte livre avec Le Mal français un véritable miroir tendu à la nation. Publié en 1976, au cœur de la crise économique post-choc pétrolier, ce pavé de 500 pages ne propose ni programme politique concret ni récit de réformes, mais une analyse historique et anthropologique des blocages français, nourrie à la fois par l’histoire et par son expérience directe du pouvoir. Peyrefitte parle en connaisseur du système qu’il décrit : ancien ministre, acteur du gaullisme, il en a observé les rouages, les inerties et les illusions de l’intérieur.


Pour Peyrefitte, le mal français ne réside pas dans une conjoncture récente, mais dans une rupture historique profonde : la réforme, contre réforme ainsi que la centralisation monarchique inaugurée par Louis XIV, renforcée par Napoléon, prolongée par la République jacobine et consacrée par de Gaulle. Le résultat ? Un État omnipotent, une bureaucratie étouffante, des citoyens infantilisés et privés d’initiative. Là où les Anglo-Saxons et les Allemands valorisent l’autonomie locale et la responsabilité individuelle, la France cultive la hiérarchie, la règle administrative et la dépendance à l’État.


L’auteur dresse un portrait sévère du tempérament français : un peuple “mouton” plutôt qu’acteur, une élite intellectuelle brillante mais méprisante envers l’économie et l’industrie, préférant le prestige culturel, l’abstraction et le raffinement de l’esprit à l’efficacité productive ou commerciale. La France, dit-il en filigrane, préfère penser plutôt que produire : elle crée des idées, des œuvres, des institutions, mais peine à transformer cette richesse intellectuelle en puissance économique. Les grandes figures héroïques françaises finissent souvent en échec ou en exil, symbole d’un génie individuel sans relais collectif, d’un éclat sans continuité.


Il va chercher les racines de ce mal jusque dans l’héritage catholique et romain : une vision verticale du pouvoir, une méfiance envers l’individu, une tendance à tout régler par la loi plutôt que par la confiance. Il oppose cet “esprit latin” à la culture protestante et décentralisée des pays du Nord, qu’il idéalise parfois un peu vite. Peyrefitte admire le capitalisme rhénan et l’initiative protestante sans toujours en mesurer les limites ou les dérives ultérieures : financiarisation croissante, épuisement moral de la société du travail, inégalités territoriales liées à la décentralisation, et aveuglement écologique. Ce qu’il voyait comme une libération des énergies s’est parfois mué en une nouvelle forme d’aliénation.


Son éloge de la propriété individuelle (la maison, le jardin) comme moteur de liberté néglige les questions d’aménagement du territoire, d’étalement urbain ou d’écologie. Son plaidoyer pour la décentralisation, bien que stimulant, reste parfois abstrait : comment passer du diagnostic à l’action concrète ? L’auteur, tout en dénonçant les lourdeurs de l’État, reste marqué par son propre parcours d’homme du système, un paradoxe qu’il reconnaît à demi-mot, sans jamais le résoudre vraiment.


Plus de cinquante ans après sa publication, Le Mal français demeure d’une troublante actualité. Les débats sur la centralisation, la bureaucratie, l’efficience publique ou le rôle de l’élite continuent d’être vifs, et plusieurs analystes estiment que l’essai a “rôdé” les faiblesses françaises encore visibles aujourd’hui. Il n’a pas vieilli dans son diagnostic, même si les solutions proposées restent controversées.


En somme, Le Mal français est une lecture stimulante : un diagnostic impitoyable, porté par une plume claire. Peyrefitte ne verse jamais dans l’héroïsme patriotique ni dans la complaisance. Il pose une question simple et dérangeante : comment la France peut-elle se libérer des chaînes qu’elle s’est elle-même forgées ? Près de cinquante ans après sa publication, le livre reste d’une actualité troublante, preuve que le mal, peut-être, se perpétue sous de nouveaux costumes administratifs.

Gilead
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le 27 oct. 2025

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