On poursuit ce deuxième tome des Aventuriers de la mer, et comme une litanie impossible à oublier il faut, encore une fois, commencer par le constat du désastreux découpage français. Il brise la narration, coupe les scènes n’importe où, donne à chaque fin de tome l’impression d’un récit amputé. Une fois ces griefs récurrents déposés, il est possible de se concentrer sur ce volume en lui-même, qui finalement se lit sans trop d’ennui, moins parce que l’intrigue avance que parce que sa stagnation est masquée par la multiplicité des voix. Contrairement à L’Assassin royal, on n’est pas enfermé dans la tête d’un seul héros, mais porté par un ensemble de trajectoires qui, mises bout à bout, donnent de l’épaisseur à ce monde maritime.


Ce tome ressemble davantage à un roman d’apprentissage éclaté qu’à un véritable chapitre d’intrigue. Les personnages mûrissent, parfois se brisent, parfois se découvrent, et pendant ce temps le décor mythologique continue de s’élargir. Les serpents, figures encore obscures, laissent deviner une profondeur bien plus grande, peut-être un lien organique aux dragons, peut-être à la mémoire elle-même, comme s’ils se déplaçaient à travers les vies passées. Le Désert des Pluies s’éclaire un peu, territoire étrange où les familles commerçantes doivent offrir de l’or ou un enfant pour honorer un pacte ancien, ce qui laisse supposer des transformations étranges et une culture qui échappe encore au lecteur. On pressent que ce pacte relie humains, vivenefs et magie de manière plus intime qu’annoncé.


Autour de ce socle se déploient quatre grands axes narratifs.


D’abord Kennit, toujours occupé à se rêver roi des pirates, figure ambiguë et fascinante. Il comprend enfin l’intérêt stratégique de s’emparer des navires d’esclaves, ce qui lui permet de gagner prestige et influence. Ce succès alimente cependant les jalousies au sein de la cité pirate elle-même, où ses pairs observent avec méfiance sa montée brutale en puissance. Sa relation inattendue avec une prostituée, qui devient une alliée et parfois une conseillère, ajoute un léger contrepoint à son narcissisme. Elle lui souffle des idées qu’il met longtemps à comprendre, mais qui, une fois saisies, deviennent des leviers redoutables pour son ascension.


Puis Yémain, embarqué de force par son père, toujours aussi borné et incapable de voir son fils autrement que comme un instrument de rivalité. Yémain reste figé dans sa posture de prêtre parmi des marins qui ne veulent pas de lui. Il avance à contresens, attire les coups, les humiliations, les blessures, comme s’il portait son tribut spirituel sur son dos. Son lien instinctif avec Vivacia, presque mystique, devient la seule lumière dans son isolement, et sa fuite finale laisse augurer une longue suite de souffrances. Il est la figure christique du roman, mais au sens le plus littéral, celui qui saigne et endure.


Althéa ensuite, toujours aussi naïve face à Kennit en pensant qu’un certificat de capitaine suffira à regagner la vivenef. Elle s’engage donc sur un navire de chasse, déguisée en homme, ballotée dans un monde qui ne lui fait aucun cadeau. Elle oscille entre humiliations et victoires minuscules, gagne en assurance grâce à son habileté, frôle le pire lorsqu’elle manque de se faire enrôler de force et retrouve finalement Brashen, avec qui une relation crédible finit par se tisser. Leur lutte contre un serpent donne enfin un souffle d’action au milieu de cette longue montée en pression.


Et puis Terrilville, théâtre des drames domestiques. Malta, quatorze ans et déjà toute à son désir de devenir une femme, manipule ses parents avec l’assurance d’une enfant trop gâtée, fascinée par les hommes et par sa propre image. Keffria tente de s’émanciper d’une Veronica omniprésente, figure de maîtrise et de contrôle, et leur opposition donne lieu à des scènes très justes. En parallèle, les débats sur l’esclavage, sur la nature du vivant et sur le statut des vivenefs prennent de l’ampleur et annoncent des révélations plus grandes.


Enfin Ambre et Parangon, duo encore mystérieux, préfigurent clairement l’alliance à venir entre Brashen, Althéa, Ambre et la vivenef brisée. On sent que cette convergence deviendra un pivot du cycle, mais ce n’est encore qu’une promesse.


Ce tome n’avance presque pas sur le plan strictement narratif, mais il renforce l’architecture humaine, développe les relations parents enfants, approfondit la psychologie de chacun. Le récit demeure schématique, souvent répétitif, avec une fascination persistante pour la souffrance, comme si la douleur était l’unique carburant de l’imaginaire de Hobb. Pourtant, grâce à la diversité des points de vue et à la richesse progressive du monde, l’ensemble reste vivant, même lorsque l’intrigue piétine.


Reste à espérer que la suite saura quitter ce rythme d’accordéon, ces oscillations permanentes entre lenteur et coups du sort. Pour l’instant, c’est imparfait, prévisible, parfois creux, mais suffisamment humain pour donner envie de continuer à naviguer avec eux

Gilead
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