J’ai adoré ce roman et pourtant, comme j’ai eu du mal à le terminer! Non qu’il m’ait lassé d’une quelconque manière mais, en arrêtant le fil de ma lecture, j’avais l’impression bien illusoire d’en retarder le dénouement fatal, de suspendre pour un instant le destin tragique des personnages par ailleurs si attachants, si bouleversants. Car oui, Le pauvre cœur des hommes est bien un roman tragique : étant donné ce qu’ils sont, d’où ils viennent et ce qu’ils ont vécu, les protagonistes, on le comprend vite ne peuvent que s'acheminer vers une fin funeste. L’amer constat qui est ici posé’est qu’il n’existe que très peu d’âmes pures, que la plupart des hommes sont prêts à toutes les bassesses dès lors que leur intérêt personnel entre en jeu. Inutile de trop dévoiler l’intrigue, le tout est de savoir qu’un des principaux thèmes du récit est la trahison et ses conséquences dramatiques, tant pour soi-même que pour les autres : la souffrance, la honte, le mépris, l’expiation impossible, la solitude. Alors, si l’égoïsme est la règle, si les passions font souffrir et qu’on ne peut se fier à personne et surtout pas à soi-même, l’unique échappatoire à la faiblesse humaine est de ne pas désirer, et par conséquent de ne pas vivre, ou si peu…


Ce qui imprègne et conditionne le roman tout entier, c’est un système de valeurs, une éthique, une philosophie: celle de l’ère Meiji au Japon au tournant du XXe siècle, ère qui s’achève par la mort de l’empereur en même temps qu'on sent poindre le dénouement du récit. Avec la fin de cette époque, c’est une façon de vivre et de penser qui disparaît, celle de ce "vieux Japon" qui a façonné l’ancienne génération, représentée par le personnage du Maître et peut-être plus encore par son ami K., à l’exigeant idéal de vie si peu compatible avec l’accomplissement de sa passion. Désormais, dans ce Japon moderne qui s’occidentalise, la quête du bonheur personnel devient primordiale avec, comme revers, la montée de l’individualisme égoïste et l’irrémédiable solitude, ce qui est d’ailleurs une des principales leçons du Maître à son jeune disciple.


Il est vrai qu'un lecteur européen peut être désorienté à la lecture de ce roman pétri de valeurs nippones d’un autre âge. Comment un jeune étudiant comme le narrateur a-t-il pu choisir pour Maître à penser un vieil homme oisif, misanthrope et dépressif, rencontré par le plus pur des hasards et à qui il voue une vénération sans bornes ? Pourquoi, entre les protagonistes, toutes ces occasions manquées, tous ces silences, toutes ces paroles non dites qui, faute d’avoir été prononcées à temps, les amènent à ce qu’on pourrait considérer comme un immense gâchis? Cependant, pour peu qu’on remette les personnages dans leur contexte éthique et culturel, qu’on prenne en compte leur mentalité et leurs traditions, on se dit qu’ils n’auraient sans doute pas pu agir autrement, même lorsqu'ils sont parfaitement conscients que d’autres issues sont possibles. C’est peut-être une des leçons à tirer de ce roman : le bonheur est parfois à portée de main mais demeure inaccessible à cause des schémas de pensée qui nous conditionnent.


S’il existe une rédemption, elle ne peut passer que par l’ouverture à l’autre. Le douloureux secret que le Maître a tu pendant tant d’années, il accepte en définitive de le partager avec le narrateur, dans une ultime confession écrite, tout comme son ami K. lui avait autrefois ouvert son cœur. Mais qui sait si l’ami à qui on se confie n’est pas justement celui qui va nous plonger un coup de poignard dans le cœur ? Se livrer aux autres est toujours un pari risqué mais, en définitive, celui du Maître s’avère gagnant. Son testament, véritable leçon de vie, est l’ultime enseignement qu’il lègue son disciple : "Mon passé, qui fait de moi ce que je suis, est une partie de l'expérience humaine". Et le récit plein de délicatesse et de vénération qu’en fait le narrateur démontre subtilement à quel point cet enseignement lui aura été profitable.

No_Hell
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le 10 juil. 2016

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