Œuvre majestueuse dépeignant, à travers une écriture qui mêle élégance et parler populaire, un monde où les liens familiaux occupent une place centrale, Le Père Goriot, en plus d’offrir une magnifique comparaison entre la petite bourgeoisie et la noblesse, est une délicate étude des relations humaines.
Amère société, terrible milieu : aucun mot ne serait en mesure de restituer l’horreur d’un tel monde où l’extrême codification rend impensable toute émotion honnête, car « Comment les grands sentiments s’allieraient-ils, en effet, à une société mesquine, petite et superficielle? » Pointant du doigt l’absurdité d’un pareil système qui forge des créatures dénuées de sensibilité, Balzac démontre que, même chez ceux le contestant ardemment, personne ne peut y échapper : telle une dépendance, on ne peut s’empêcher d’adhérer aux règles du jeu et d’y contribuer. Fatalement, on en devient l’esclave. « Vouloir être grand ou riche, n’est-ce pas se résoudre à mentir, plier, ramper, se redresser, flatter, dissimuler? N’est-ce pas consentir à se faire valet de ceux qui ont menti, plié, rampé? » Avec l’ambition vient la vilénie. Plus on souhaite s’élever, plus, en fait, on s’enfonce dans le bourbier sociétal : le paradoxe est affreux.
Le Père Goriot n’est toutefois pas qu’une observation méticuleuse du monde parisien bourgeois. L’ouvrage fait aussi une analyse de la plus divine des émotions et de la plus humble : la passion parentale, dans ce cas-ci, la passion du Père Goriot. Passion ravageuse qui, en raison des sentiments célestes qu’elle procure, dévore celui qui en est atteint et peut, quand le zèle est trop grand, l’en faire mourir. « Il s’est sacrifié, il s’est banni de lui-même. » Ombre de ses filles, spectre marchant dans leurs pas, fantôme traîné en laisse par celles-ci, le Père Goriot est une figure sur laquelle autrui aime à s’apitoyer, une figure qui attire la pitié comme l’aimant attire le métal. Personnage risible, mais de tous le plus sincère, le Père Goriot fait preuve d’un dévouement ultime à l’égard de ses enfants qui prouve sa noblesse de cœur. Doté d’un amour si honnête et puissant qu’il serait en mesure de pardonner un parricide sur sa personne, le vieil homme est tel un jeune enfant, naïf et bon; trop bon pour le monde dans lequel il vit.
Autopsie de l’humanité, ce « théâtre où s’émeuvent les plus beaux sentiments », Le Père Goriot décrit, non sans douleur et tristesse, la lâcheté et les privilèges des plus riches, ces personnes qui ont toujours eu trop, mais qui jamais n’ont pu s’en satisfaire. « Nation dégénérée, peuple sauvage et logique », tel est le propos de Balzac qui vient ici justifier les rébellions les plus meurtrières au nom de l’horreur humaine. Mais, au final, tous restent humains et sont donc, jusqu’à un certain point, semblable : peut-être ne pouvons-nous pas pardonner les crimes de tout un chacun, cependant, il nous faut tenter de les comprendre. Aimons ce qui est en notre pouvoir et advienne que pourra. Inspirons-nous du pauvre Père Goriot ou du cœur pur d’Eugène Rastignac. Gardons le beau en notre sein.
Mais souvenons-nous : « Il n’est sans doute pas de bonheur complet ici-bas. »