Le fardeau français sublimé en conte

Enfin, j’ai lu le classique, l’inénarrable, l’incontournable Petit Prince (1943) d’Antoine de Saint-Exupéry à la faveur de ma compagne qui m’en parlait régulièrement comme une œuvre marquante pour elle, notamment dans son apprentissage du français. Pour ma part, j’avais toujours esquivé le sujet car, par principe, j’ai tendance à ignorer les œuvres qui font trop l’unanimité ou qui sont trop souvent considérées comme des chefs-d’œuvre absolus, à l’instar de L’Etranger (1942) d’Albert Camus. Vous savez, les livres que tous les PNJ ont dans leur bibliothèque, parfois sans jamais les avoir lus ni compris.

J’ai lu donc Le Petit Prince dans des conditions particulières, agréables : en vacances sur l’île de Ré, au bord d’une terrasse, par une journée ensoleillée. Les conditions étaient idéales pour faire la rencontre de ce personnage onirique, d’autant plus dans une édition chez Gallimard comprenant les illustrations de l’auteur. Un retour en enfance réussi me concernant, même si l’on s’aperçoit très vite que la portée du message dépasse largement l’imaginaire, l’univers mental des enfants.

Je n’ai pas fait d’études en littérature, je serais bien incapable d’en produire une analyse savante, d’autant plus que j’ai lu ce livre quasiment d’une traite entre deux verres de vin blanc. Mais la première chose qui me frappe, c’est l’incongruité de ce texte paru en 1943. Il n’aura échappé à personne le contexte dans laquelle se trouve la France à cette date précise. La guerre, la Collaboration, l’Occupation et tous les malheurs associés. Or, au beau milieu d’une France blessée dans sa chair, surgit un texte d’une douceur, d’une beauté et d’une fraîcheur incommensurable, mettant sur la table tant de questions sur les adultes que nous sommes. « Nous sommes si sérieux » déplore le Prince des étoiles. Tellement sérieux que nous ne voyons plus la beauté du monde ni ne la comprenons.

L’artificialité des sociétés modernes, la sur-organisation du monde ont pris le pas sur notre capacité à rêver, à vivre l’instant, à aimer, parfois. Car nous n’avons plus le temps. Le Petit Prince est définitivement un conte exceptionnel et comme tous les contes, sa portée universelle touche quiconque ose prêter l’oreille à cette histoire. C’est en lisant pour la première fois ce texte que j’ai compris l’aura du personnage, le succès de librairie international… La France, et par elle les Français, sont capables d’écrire, de conceptualiser, de théoriser, de mettre à disposition des éléments de langage, des histoires, des rêves à la portée universelle, pour le meilleur (ici) et parfois pour le pire (La République).

C’est, selon moi, notre fardeau, notre croix qui causera peut-être notre perte un jour. Cette neutralisation de soi, cette capacité d’abstraction de nos déterminismes les plus primaires, cette expurgation en dernière instance de toutes formes de tribalisme le plus élémentaire, ne sont pas donnés à tous les peuples. Antoine de Saint-Exupéry incarne, parmi tant d’autres, cette faculté franco-française, à la fois fascinante et désolante, mais ici sublimée dans un texte marquant.

J’ai aimé ce voyage spatial, cette galerie de personnages hauts en couleurs, j’ai apprécié voir le Petit Prince dans sa routine sur sa minuscule étoile, mise en perspective par le regard de l’auteur qui nous sert de témoin. Nous sommes tous ce pilote à la recherche de réponses à des questions pourtant existentielles. Mais ce qui m’a sans doute le plus marqué, c’est la rencontre avec le renard. Derrière la douceur enfantine du dialogue, Saint-Exupéry assène une vérité d’une violence tranquille : « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. » Dans un monde saturé d’images, de statistiques et d’algorithmes où tout doit être mesurable, quantifiable, optimisé, cette leçon de vie frappe d’autant plus fort. Les hommes n’ont plus le temps d’apprivoiser, ils n’ont plus le temps de rien connaître, disait déjà le renard. Nous ne savons plus créer de liens, nous ne savons plus attendre. Le Petit Prince nous renvoie à cette tare moderne : nous croyons vivre dans des sociétés hyper-connectées, mais nous n’avons jamais été aussi seuls.

Le Petit Prince est né dans la tourmente de 1943, mais il garde une fraîcheur et une force universelle qui résonnent aujourd’hui encore face à nos vies trop sérieuses et trop pressées. À travers le renard, Saint-Exupéry nous rappelle que l’essentiel se cache dans les liens que nous apprivoisons. Une belle leçon que je n’aurais sans doute jamais reçue sans ma chérie, qui a eu la bonne idée de me mettre ce petit livre entre les mains. Merci.


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