Excellent ouvrage d'anthropologie, à la fois rigoureux (aspect universitaire, ce n'est pas de la vulgarisation) et léger (une écriture fluide et limpide, quelques bribes de subjectivité et anecdotes).
On a tous en tête un ramassis de clichés sur les Japonais. Quand on a de la chance, ou plutôt un peu de culture, ces clichés ne sont pas faux, seulement ils tombent de nulle part, ou émanent en tout cas d'une incompréhension vis-à-vis de leur attitude. Pourquoi toutes ces formules de politesse ? Pourquoi la hiérarchie semble-t-elle si importante dans ce film ?
Avec l'ouvrage de Augustin Berque, on découvre l'envers, l' « ura » du décor, pourrais-je même dire désormais.
L'auteur pose en effet des noms sur de nombreux concepts. J'aime beaucoup cette façon de procéder : il met en valeur des réalités en les citant, et en les développant. Parfois, les concepts sont très simples, par exemple le « en », qui est la bordure, tout ce qui se trouve entre un élément A et un élément B. Mais le choix de s'y arrêter a du sens, et l'on se met à penser en termes de « en », à vouloir repérer ce concept dans d'autres situations, à faire des ponts. Et on voit bien qu'en France, cet espace intermédiaire a une importance bien moindre à celle que les Japonais semblent lui accorder – d'ailleurs, ôtons ce doute du verbe « sembler », je décide de faire confiance à Augustin Berque.
L'auteur a de nombreuses sources japonaises, il n'essaie jamais de traduire directement les concepts en français et le livre est largement fourni en vocabulaire japonais, démarche que j'apprécie également beaucoup. Cela témoigne d'ailleurs de sa méthode non-dogmatique : il ne se met jamais à l'abri du doute. Comme les concepts qu'il traite tiennent souvent de la tradition, il ne les applique pas de façon systématique à la société actuelle, mais il cherche à expliquer des phénomènes par leur truchement, cela tout en délicatesse.
Et j'ai la sensation que désormais, avec la même attitude de curiosité et de non-affirmations péremptoires, je vais pouvoir tenter de mieux saisir certaines subtilités du cinéma japonais en me remémorant dans certains situations ces concepts que j'ai appris.
Autre raison pour laquelle la lecture de ce livre est fort intéressante : elle ouvre complètement l'esprit. Ce que je dis pourra paraître naïf, mais il me semble qu'on a rarement, autant dans le détail, l'occasion de constater une possibilité de penser différente à la nôtre, et aussi viable pour autant. Cela amène d'ailleurs à se remettre largement en question.

Voici l'un des concepts que j'ai tout particulièrement apprécié, pour vous donner envie éventuellement :

L'oku. En architecture, on crée de la profondeur en multipliant les coudes et détours : il faut qu'on ait l'illusion de pénétrer dans un espace lointain, (notamment dans les maisons traditionnelles), de progresser. Cela ne signifie pas pour autant d'employer un espace plus grand (au contraire, on donne la sensation de grandeur à des lieux réduits).
Goût, qui va de pair avec l'oku, pour la contingence. Jeu sur le caché et le dévoilé (inken) qui s'exemplifie dans les jardins qui mènent aux pavillons de thé : il ne faut jamais que l'on ait une vue d'ensemble, les arbres cachent et ménagent des effets de surprise, source d'émotion esthétique.
Idée que l'irrégularité permet de réellement être là, de vivre les lieux à chaque instant, dans le présent. Sono ba sono ba, « au lieu le lieu », et non « au jour le jour ». Pas de grandes perspectives qui figent l'espace dans un ordre cosmique et atemporel (comme à Versailles par ex.). D'ailleurs, pas du tout le même rapport aux édifices, que nous avons l'habitude de tout faire pour conserver en l'état : chez les Japonais, tradition de détruire et de rebâtir (comme au sanctuaire d'Ise jingu, que l'on rebâtit périodiquement à l'identique sur deux sites alternés).
Chez nous, efficacité, nous abrégeons les préliminaires, considérons qu'il faut arriver à un point, tandis que chez les Japonais, l'adaptation est essentielle, et chaque lieu, à chaque instant, doit être vécu pour lui-même.


Voilà, sinon pour être pragmatique, c'est le genre d'ouvrage qu'on emprunte ou consulte à la bibli, inutile de chercher une version poche chez votre libraire. C'est triste, mais dans ces pauvres universitaires brimés, séquestrés dans des collections inconnues et introuvables, il y en a plein des très cool.
Philistine
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le 29 mars 2012

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