Le 19 juillet 1938, les trois monstres sacrés Freud, Zweig et Dali se rencontraient à Londres. Se nourrissant de la correspondance entre les deux premiers, des carnets de Zweig et des Mémoires de Dali, Clémence Boulouque redonne chair à ce moment comme si l’on y était, pour un roman crépusculaire.
Freud et Zweig ont tous deux quitté Vienne pour s’exiler à Londres. A quatre-vingt-deux ans, Freud souffre d’un cancer de la bouche et n’a plus qu’un an à vivre. Zweig est plus jeune d’un quart de siècle, mais porte déjà en lui la mort qu’il se donnera quatre ans plus tard. C’est lui qui, pour faire plaisir à un Dali de trente-trois ans déjà célèbre et fantasque, impatient de faire la connaissance du père de cette psychanalyse qui a tant à voir avec son œuvre, s’est démené pour que tous se retrouvent ce jour-là chez Freud, accompagné pour Dali de son épouse Gala et de son agent Edward James, assisté pour le vieil homme de sa fille Anna.
Engagée autour d’un thé, la conversation ne prend pas la tournure escomptée par les convives. Tourmenté par la douleur tout en s’attachant à donner le change, éternellement endeuillé par la mort de sa fille Sophie et préoccupé par son petit chien encore retenu en quarantaine, Freud n’accorde pas au remuant Dali, tout entier à ses crayonnages et à son personnage exubérant, l’attention impressionnée que celui-ci attendait. Déçu, le jeune homme s’irrite de l’embarras de Zweig, lui-même visé dans ses obsessions altruistes par le regard critique d’un Freud mal remis de figurer après Franz-Anton Mesmer et ses théories sur l’hypnose, et Mary Baker Eddy fondatrice de l’église scientiste, dans son recueil d’essais La guérison par l’esprit.
Toujours est-il que tous ont ceci en commun qu’ils ont conscience du crépuscule du monde d’alors, en passe de basculer dans un demain inquiétant. Si les deux plus âgés, étreints par la mélancolie et par l’angoisse, répugnent à en aborder les rivages, Dali se targue avec entrain de s’en faire le prophète, bien décidé à « participer à la crétinisation du monde » puisque, à n'en pas douter, l’avenir sera crétin.
Erudite et documentée, superbement écrite, la narration excelle à faire revivre, dans leurs oppositions d’esprit comme dans les gestes de leur présence physique, ces trois hommes et leur entourage proche, témoins d’une époque décadente. Plus encore que ces personnages d’exception, d’un rendu au final relativement convenu, c’est ce talent à leur redonner chair et vie dans l’atmosphère tendue d’une pré-apocalypse qui, sans rendre le livre tout à fait passionnant, le rend néanmoins remarquable.
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