Retour de lecture sur “Le Voyant d’Etampes” un deuxième roman de l‘écrivain et avocat pénaliste parisien Abel Quentin, publié en 2021 et pour lequel il a obtenu le prix de Flore. Ce livre raconte l'histoire de Jean Roscoff, un maître de conférences en histoire de soixante cinq ans, qui prend sa retraite après une carrière plutôt morne. Désoeuvré, seul et alcoolique depuis que sa femme l’a quitté, il décide d’occuper son temps libre en se lançant dans l’écriture d’un essai consacré à un poète américain qu’il admire, Robert Willow. Après un lamentable premier échec avec un livre écrit sur le couple Rosenberg, celui-ci devait lui permettre d’obtenir sa réhabilitation intellectuelle. Malheureusement à la publication du livre, tout part à nouveau en vrille et rien ne se passe comme attendu. Un blogueur lui reproche de ne pas avoir insisté suffisamment sur l'identité noire du poète et l’accuse de faire de la réappropriation culturelle, d’être raciste, ce qui est un comble pour cet ancien militant de SOS Racisme qui a toujours été de gauche. La polémique enfle et prend des proportions, se transforme en chasse à l’homme, les journaux et les réseaux sociaux se déchaînent. Insulté et lâché par tout le monde, il est même obligé de quitter provisoirement Paris. L’auteur nous raconte dans ce livre, avec beaucoup d’humour, souvent très corrosif, la descente aux enfers de son anti-héros. Celui-ci bien que pathétique, ne comprenant rien à l’époque dans laquelle il vit, reste malgré tout un personnage très attachant. Quentin s’attaque frontalement, de manière insolente et très jubilatoire pour le lecteur, aux nouvelles formes du “politiquement correct”, au “wokisme” et à la “cancel culture”. C'est un véritable feu d’artifice. Abel Quentin se moque et attaque tous azimuts, rien n’est épargné, il s’en prend à toutes les dérives de l’époque actuelle. On peut notamment citer en plus des thématiques générales citées plus haut, la déconstruction des stéréotypes de genre et de race, le féminisme intransigeant, les réseaux sociaux, les dérives identitaires. L'auteur réussit à aborder ici des sujets finalement plutôt graves, avec beaucoup d’intelligence et d’humour, tout cela sans tomber dans la caricature grâce à une structure de roman très bien pensée, un scénario malin qui n’est pas sans surprises. C’est un roman qui, à travers son personnage de Jean Roscoff, nous pousse également à nous interroger sur notre propre positionnement par rapport aux thématiques abordées, et nous parle d’une notion assez intéressante et complexe qui est l’inconscient raciste. L’écriture est au diapason, même si elle peut paraître basique dans sa forme, elle est plutôt brillante et subtile et renforce ainsi la manière très intelligente avec laquelle l’auteur traite tout cela. J’ai particulièrement apprécié le personnage fictif de Robert Willow, l’auteur le fait évoluer en plein maccarthysme, lui fait rencontrer Sartres, Beauvoir, Camus, lui a donné une conscience politique, des talents de poète, lui a inventé une vie tellement réaliste que je me suis senti obligé de vérifier sur internet s’il n’a pas réellement existé. A l'heure du Trumpisme triomphant, des fake-news et du complotisme omniprésent, le regard de Quentin sur l’évolution de la pensée dans notre société et le système médiatique actuel, même si tout cela est un peu caricatural, sonne particulièrement juste et fait carrément froid dans le dos.
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“Dans ma génération, parmi ceux qui avaient défilé entre République et Nation, parmi tous les enfants chéris du mitterrandisme, beaucoup s'étaient droitisés pour des raisons essentiellement économiques. Ils avaient forci, acheté un appartement, deux appartements dont le prix avait quintuplé sous l’effet du boom immobilier. Ils avaient acheté des maisons de campagne. Ils s'étaient félicités lorsqu'un fils d’ouvrier, un socialiste austère et probe du nom de Pierre Bérégovoy avait dérèglementé les marchés financiers. Ils avaient acheté des actions, poussé les portes capitonnées des fonds d'investissement, ils avaient de plus en plus d'argent et des nuances s'étaient glissées dans leurs conversations : « Il y a un principe de réalité », « il ne faudrait pas non plus décourager les gens », « bien sûr que je crois à l'impôt, oui, je suis socialiste : mais pas à la fiscalité punitive ». Et puis bientôt : « il faut arrêter de faire croire aux gens qu’on peut raser gratis », « on est bien obligés de regarder ce que font les autres », « la concurrence mondiale est une réalité ». Arrivés à la cinquantaine, la peau ravinée par les plaisirs, la peau creusée et ravinée, ces hommes et ces femmes prononcèrent des mots comme « le culte malsain de la dépense publique ». Les hommes portaient des vestes légères sur des chemises bleu ciel, des chapeaux, des pantalons chino. Ils apparaissaient, épanouis par leurs festins de viande, repus de carnages, dans la loge d'un client, à RoIand-Garros. Ils ressemblaient tous plus ou moins, dans l’allure générale, dans l'impression qui demeure après que le souvenir d'un visage s’est évanoui, à Dominique Strauss-Kahn.”