En 1969, August Derleth (j'en reparle plus bas), sort deux recueils de pastiches visant à élargir et, surtout, à rendre intemporel ce qu'il qualifia de "Mythe de Cthulhu". Ce premier recueil propose surtout des écrits d'amis de Lovecraft, faits de son vivant et approuvés par l'auteur lui-même qui utilisa certaines de ces créations dans ses propres oeuvres. Ce livre est introduit par un seul récit de Lovecraft, "L'appel de Cthullu", qui est considéré comme le point de départ de sa cosmogonie. Enfin, les dernières pages proposent deux "collaborations posthumes" d'August Derleth...

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L'Appel de Cthulhu, par H.P. Lovecraft (1926):

Pièce maitresse de toute l'oeuvre de Lovecraft, cette nouvelle soutient l'ensemble de la mythologie de l'auteur de Providence en nous présentant enfin dans les détails le culte de Cthulhu. La menace, jusqu'ici insidieuse, devient cosmique et s'étend au monde entier, où des adeptes de tous horizons vénèrent le grand poulpe et ses petits copains dégueulasses appelés Grands Anciens. S'il est impossible de faire l'impasse sur cette nouvelle, il faut tout de même admettre qu'elle possède de nombreuses faiblesses. D'un style volontairement plus documentaire qu'à l'accoutumée, Lovecraft peine à maintenir l'attention sur de nombreuses pages dépourvues d'atmosphère ténébreuse et qui se contentent d'accumuler les faits. Quant à la fin, où le grand Cthulhu en personne fait une remarquable apparition, elle est expédiée si rapidement et de manière si artificielle que je n'arrive toujours pas à comprendre que si peu de lecteurs s'en retrouvent choqués ! Stylistiquement un peu aride donc, mais un grand moment de la littérature fantastique qui s'est définitivement implanté dans la culture moderne (télévision, musique, jeu vidéo,...).

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Les Mangeuses d'Espace, par Frank Belknap Long (1928)

Cette collection de pastiches commence très fort avec ce véritable bijou auquel je ne m'attendais pas ! Il faut dire que si Frank B. Long est à peu près un inconnu de nos jours, il fut pourtant un ami intime de la famille de Lovecraft et, surtout, le PREMIER auteur à reprendre le « Mythe de Cthulhu » pour l'agrandir. Et c'est avec cette illustre nouvelle que le mouvement fut amorcé.

Dérangeante, superbement écrite et tout simplement fascinante, « Les Mangeuses d'espace » n'est pourtant pas dépourvue d'incohérences si on s'en tient à la stricte logique narrative. Mais on s'en fout, ici, bordel ! Respectueux de son héritage, Long parvient malgré tout à s'en détacher juste assez pour apporter son propre point de vue sur le Mythe, ce que nombre de continuateurs ne parviendront pas à faire. Jamais la description d'un bras, par exemple, n'avait été aussi glauque avant cette nouvelle ! Je préfère ne rien dévoiler de plus pour ne pas vous gâcher la surprise, mais je vous garantis qu'on ne s'ennuie pas une seconde, l'histoire ne s'encombrant pas d'un long démarrage comme Lovecraft les affectionnait parfois. Malgré la conclusion, un poil décevante, l'ambiance est délicieusement délétère de bout en bout et l'on ressort de cette lecture avec la véritable impression d'avoir traversé un cauchemar... jusque dans les quelques incohérences qui participent étrangement à cette sensation de malaise !

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Les Chiens de Tindalos, par Frank Belknap Long (1929)

Retour direct de mon ami Frank, qui nous livre comme par hasard une nouvelle pièce épique ! Changement de style, c'est à l'exploration onirique d'une dimension mathématique à laquelle nous sommes conviés. Digne héritier de l'excellent « La Maison de la Sorcière » de Lovecraft, « Les Chiens de Tindalos » est plus condensé, voire même très court, mais à nouveau particulièrement riche en sensations fortes. La conclusion est, cette fois, à la hauteur de ce qui précède et les nouvelles créatures proposées par Long ont une place de choix dans le panthéon de Lovecraft (ce dernier les mentionna d'ailleurs dans « Celui qui chuchotait dans les Ténèbres »). Une histoire qui vous fera craindre les angles de vos murs...

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Talion, par Clark Ashton Smith (1931)

Poète, peintre, sculpteur et romancier, Smith est un nom reconnu dans le domaine du fantastique américain, injustement méconnu chez nous. Je dois l'avouer, j'attendais depuis longtemps l'occasion de pouvoir lire son oeuvre littéraire. Cette première approche ne m'a que d'autant plus déçu.

C'est une histoire à la Lovecraft basique pour l'ambiance. L'horreur dévoilée est un peu grossière, en plus d'être prévisible. Smith se lance dans une histoire de sorcier qui ne décolle jamais, malgré le rôle joué par le Necronomicon. Sans ce dernier, on aurait même pu se demander ce que cette nouvelle faisait ici.

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La Pierre Noire, par Robert E. Howard (1931)

Autre auteur dont j'attendais impatiemment les pastiches, pour m'être régalé de ses histoires de Conan le Cimmérien, immense succès du pulp Weird Tales dans lequel officiait aussi Lovecraft. Les histoires de Conan n'hésitent d'ailleurs pas à lorgner de temps à autres vers les délires cosmiques de l'auteur de Providence, avec beaucoup de talent qui plus est. Si vous n'avez pas encore fait connaissance avec le barbare, je vous invite chaleureusement à vous procurer ses bouquins... Croyez-moi, ça n'a pas grand chose à voir avec les versions cinéma !

De fait, « La Pierre Noire » s'en sort largement mieux que « Talion », sans pour autant atteindre les cimes de Frank Long. L'histoire est dans la droite lignée de ce que propose Lovecraft, mais en un peu plus direct, plus violent. On suit l'enquête littéraire d'un passionné d'occultisme qui va assister à un horrible rituel dans un trou perdu en Hongrie. Le début est très documenté, comme le ferait Lovecraft, sans être lourd ou confus ce qui, je dois bien l'avouer, m'a fait découvrir une nouvelle facette d'Howard. Ce dernier excelle à installer assez rapidement une ambiance lourde et crédible qui culmine dans une scène qui propose quelque chose qui n'appartient qu'à lui, quelque chose de... barbare, au point d'en être malsain. Une lecture que je ne regrette pas !

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Ubbo-Sathla, par Clark Ashton Smith (1933)

Hé ben voilà, quand il le veut vraiment, il y a arrive, Smith ! Ubbo-Sathla est une très bonne nouvelle, rêveuse, mystique même, dans la veine de ce que faisait tonton Lolo au début de sa carrière (« Azathot », particulièrement). Remonter le cours du temps pour retrouver la sagesse des origines est une très mauvaise idée qui sera ironiquement récompensée...

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Le Tueur stellaire (Le Visiteur venu des étoiles), par Robert Bloch (1935)

Voilà la fameuse nouvelle où Bloch (auteur de « Psychose » entre autres) tua Lovecraft qui, pour se venger, tua Bloch dans « Celui qui hantait les ténèbres ». Tout cela dans un esprit de taquinerie, bien entendu. Au-delà de ce petit jeu littéraire amusant, la nouvelle est assez insignifiante. Son seul intérêt (en fait, c'est un mini-spoil mais bon, vous perdez pas grand chose) est vraiment de lire la mise à mort assez sadique de Lovecraft. Qu'est-ce que je me suis bidonné en lisant cette scène ! Le reste, hé bien... curiosité, livre maudit, invocation, bla-bla-bla...

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Au-delà du seuil, par August Derleth (1941)

Aïe ! Derleth... J'en avais entendu des persiflages sur ce pauvre homme ! Il est celui sans qui Lovecraft serait aujourd'hui tombé dans l'oubli le plus total, puisqu'il s'est évertué à le publier après sa mort. Pour cela, les fans le portent aux nues. Mais il est aussi celui qui a voulu hiérarchiser le mythe de Cthulhu – pire ! il a voulu lui donner une cohérence imaginée de toute pièce en faisant des Anciens des êtres maléfiques qui veulent du mal aux Hommes, là où Lovecraft faisait souvent comprendre que Cthulhu et ses copains ne sont ni bons ni mauvais mais plutôt des forces aveugles et indifférentes au sort des humains. Et pour ça, les fans détestent Derleth.

Seulement, autant être franc, rien de tout ceci ne ressort dans la nouvelle qui nous occupe. Agréable, quoique peut-être trop respectueux de son héritage, « Au-delà du seuil » hurle à chaque instant qu'il se veut la continuité du maitre de Providence, qu'il cite aussi implicitement qu'explicitement. Ca alourdit parfois le tout, mais le boulot est fait correctement. On passe un moment de perplexité agréable dans une énième maison en proie à des forces étrangères, mais il y a cette fois un vrai mystère qui retient l'attention du lecteur. Je m'attendais franchement à pire.

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L'Habitant de l'Ombre, par August Derleth (1944)

Du coup, je vais presque avoir honte d'avouer que j'ai carrément apprécié cette seconde nouvelle de Derleth. On est encore totalement dans l'hommage, voire dans la repompe, mais c'est tout simplement bien fait. Si ce n'est le choix du vocabulaire, moins pléthorique que celui du créateur de Cthulhu, on pourrait facilement croire qu'on lit quelque chose écrit de la main même de Lovecraft ! Deux personnages affrontent une menace qui ressemble assez fortement à celle de « Au-delà du seuil » qui, du coup, passe pour un simple brouillon. L'ambiance est ici excellente et la tension monte crescendo comme il se doit. J'ai eu mon attention accaparée du début à la fin, jusqu'à l'apparition d'une créature particulièrement appréciée par les fans de Lovecraft. Je préfère vous laisser la surprise, cette très bonne histoire le mérite amplement !

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Conclusion
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Si vous devez lire un livre de pastiches lovecraftiens, c'est bien celui-là, tant il est rempli des noms les plus prestigieux du pulp "Weird Tales", le cercle d'amis de Lovecraft, symbole de toute une époque littéraire. On regrettera juste que l'originalité ne soit pas vraiment mise en avant dans ces écrits, au point qu'une certaine lassitude puisse s'installer. Enfin, il est primordial de lire en priorité les récits originaux de Lovecraft, bien entendu, pour bien saisir toutes les implications de ces histoires.
Amrit
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le 30 nov. 2014

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