La première confrontation avec le livre, viscérale, se fait avec son écriture. Nerveuse, rageuse même, sa déconstruction en fait la pourvoyeuse directe, sans interprète, de la fièvre qui guette et vrille les tympans de nos personnages. Basculements de narration impromptus, suites de virgules apnéiques, rythme haletant, elle semble le matériau brut sorti d’un cerveau malade. Un style indirect libre sauvage, que le lecteur peinera parfois à dompter, sous la décharge de phrases aussi longues qu’hallucinées. Pourtant, quand son esprit sera prêt à en accueillir toute la vivacité, il se laissera au contraire entraîner le long de ces pentes abruptes, prenant de la vitesse à chaque ligne.


C’est un fait rare pour un livre traduit du japonais que d’arriver dans notre langue avec une identité singulière. C’est que la langue japonaise procède d’une logique différente, dans laquelle les mots sont beaucoup plus pleins, où chaque terme porte avec lui une valeur plus riche – en témoigne l’art du renga et du haïku en comparaison des innombrables arabesques de la tradition poétique occidentale. De fait, une fois transposée dans notre langue où les noms ne se suffisent pas à eux-mêmes, elle paraît souvent asséchée, d’une rigueur et d’un dénuement excessifs. Cet épurement, pourtant présent, Les bébés de la consigne automatique n’en souffre pas tant est dense le motif de son expression. Tout entier, le discours est tourné vers l’action ou la volonté ; il n’y a de toute façon pas, pour nos personnages torturés, le temps de s’attarder sur l’élégance d’un paysage.


Le cerveau de nos personnages est empli de visions cauchemardesques, de fantasmes de destruction qui les maintiennent en vie dans une société qui ne présente aucun autre espoir pour eux. Ce glissement fréquent du réel à un imaginaire enragé induit une déconstruction du monde, nous fait évoluer dans une brume chimérique. Par ce biais, la poésie côtoie l’horreur, l’horreur devient la poésie, comme le petit chat disséqué dans Le Marin rejeté par la mer de Mishima devient le paysage d’une île, offrant ses côtes blanches comme autant de berges immaculées. De la même manière, les contours sales et coupants du monde de Hashi et Kiku deviennent autant de supports pour une sublimation toujours corrosive.


Pourtant, plus que son contenu propre, c’est son fatalisme qui confère à Les bébés de la consigne automatique son caractère abrasif. Pour nos personnages, la naissance est déjà une condamnation. Elle plante les barreaux d’une prison qui s’appelle la vie, d’un fer toujours rouge, qui n’auront de cesse de se resserrer autour d’eux. Seule une défiance perpétuelle contre l’existence peut les y maintenir, dans un équilibre précaire, comme au moment de tomber on jette une jambe en avant pour faire un pas. Jamais un semblant de stabilité ne leur donnera l’illusion d’avoir trouvé en ce monde le sens qu’ils voudraient y arracher. Bêtes blessées, bêtes traquées, qu’ils osent s’arrêter un instant et c’est toute l’abomination qu’ils portent en eux qui risque de déborder et souiller tout alentour. Dans l’océan de non-sens qu’est leur monde, ce sont des requins : pour eux cesser de nager signifierait l’étouffement et la mort.


Un point, cependant, stoppe toujours mon propre élan et m’interroge : qu’en est-il de la provocation inhérente à toute œuvre qui se targue d’une telle cruauté ? C’est que la ligne entre complaisance et sublimation n’est pas toujours simple à tracer, et presque rien ne nous sera épargné dans cet ouvrage. Néanmoins, Murakami Ryu s’en tire à merveille dans cet exercice, puisque l’intérêt de Les Bébés de la consigne automatique est loin de ne reposer que sur ses scènes les plus crues. Elles rythmeront certes la lecture en pics licencieux ou sanglants, mais les creux du scénario n’en seront pas moins riches et attrayants. De ce point de vue, l’un des principaux atouts sera les rencontres que l’on fera au fil des pages. En dépit de la noirceur qui domine l’œuvre, elle nous offre des personnages hauts en couleur. Leurs présentations, saupoudrées d’éléments incongrus, sont d’ailleurs sans doute les friandises les plus savoureuses du livre. Ils baignent dans un surréalisme bienvenu, qui les érigerait presque en personnages de conte – mais un conte macabre et sans morale.


Pourtant, quelque chose manque, sur lequel il est difficile de mettre le doigt. Comment s’expliquer, sinon, que pour le personnage de Hashi qui me ressemble tant, je ne parvienne opérer une véritable identification ? Pourtant, que de moi en lui ! Dans cette peur panique de l’autre imprimée en nous par l’abandon, dans cette distanciation dédaigneuse de notre passé, dans cette incompréhension schizophrénique de notre persona, dans ces fantasmes (auto)destructeurs comme unique exutoire, dans ce vide immense dont seule la frénésie semble masquer l’appel, dans cette certitude terrible d’être condamné à la folie. Mes démons, bien sûr, sont moins intenses, mais je devrais trouver en ceux de Hashi une catharsis qu’ils ne m’offrent pas.


C’est que malgré tout demeure une trop grande artificialité. Toujours, une distance s’installe avec les personnages, empêche une véritable connexion. Est-ce l’empreinte d’un certain surréalisme qui induit une brèche ? Les visions des personnages qui sont parfois difficile à se représenter ? L’intense flamboyance de l’écriture qui distrait le lecteur ? Sans doute cela découle-t-il de tout cela, mais aussi d’autre chose encore. Face à une quatrième de couverture qui m’annonçait un livre "décrivant le mécanisme qui les pousse à revivre sans cesse le traumatisme de leur enfance", je m’attendais sans doute à une apnée plus intimiste, plus introspective, à une rancœur tournée non tant vers l’extérieur que vers l’intérieur. Pourtant, la haine des personnages manque de corps, leur folie n’est convoquée que par des images superficielles, tandis que reste vague la reconnaissance de leur propre abomination huileuse qui s’infiltre dans tous les pores de l’âme – le Manifeste de Monstruosité que je rêve d’écrire un jour. J’ai le sentiment que Murakami Ryu a manqué de sincérité en couchant ses lignes, les fondant plus sur une théorie de l’obscène que sur sa propre malveillance, et ne parvenant du fait à insuffler la vie (ni la mort) à ses personnages.


En outre, bien que ce soit simultanément la principale source de sa valeur, on peut se demander si Les bébés de la consigne automatique ne pèche pas par excès de nihilisme. En inscrivant ses personnages dans une trajectoire nette, projetés sans échappatoire vers la destruction, il les définit d’emblée par leur propre anéantissement latent. Là où la tragédie grecque verra ses héros impuissants lutter en vain contre un destin tout aussi fataliste, Murakami Ryu présente les siens résignés d’avance, certes luttant pour survivre, mais toujours convaincus de leur incompatibilité avec le monde. Ainsi, plutôt qu’une issue funeste, c’est la vie qui semble pour eux une sentence, une peine à purger face à laquelle la mort paraît l’unique libération possible – et à laquelle, pourtant, ils refusent de se rendre.


Sans l’espoir d’un salut, on en vient quelquefois à songer qu’une fin prématurée serait l’issue la plus désirable pour nos personnages. Pourtant, par méfiance, par vengeance, par désœuvrement peut-être, ils continuent à se battre dans cette arène où ils furent précipités de force. C’est qu’ils nous renvoient, certes de manière extrême, à notre propre fardeau de devoir mener une existence imparfaite, un destin tronqué, et à notre volonté de continuer malgré tout, même sans savoir pourquoi. C’est en ce sens que, du fin fond de son nihilisme absurde, Les bébés de la consigne automatique touche nonobstant à l’universel. Sous nos yeux, dans ces mots, c’est finalement la grande tragédie de l’humanité qui se joue : si celui qui est né peut déplorer son existence, celui qui n’est jamais sorti du néant n’a rien à regretter.


En somme, les personnages de Murakami Ryu donnent sans doute raison à Cioran lorsqu’il écrit : "Ces enfants dont je n’ai pas voulu, s’ils savaient le bonheur qu’il me doivent !"

Shania_Wolf
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le 21 janv. 2017

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Lila Gaius

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