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Je ne demande pas à la raison si j'ai raison.


Que font les penseurs de métier au milieu de ces ébranlements ? (…) Ils ne sont pas transformés. Ils ne sont pas retournés. L'écart entre leur pensée et l'univers en proie aux catastrophes grandit chaque semaine, chaque jour, et ils ne sont pas alertés. Et ils n'alertent pas (…). Et ils ne bougent point. Ils restent du même côté de la barricade. Ils tiennent les mêmes assemblées, publient les mêmes livres.



Dans les années 30, alors que la France est gouvernée par un gouvernement de gauche qui applique une politique de droite. Les philosophes, universitaires et autres faiseurs de pensée de tout poil sont complètement déconnectés des hommes selon Nizan. Ne servant que leurs propres intérêts, puisque dans leur retraite philosophique, ils se sont coupés des hommes qui travaillent à l'usine et meurent au front. Le même front qu'ils enjoignaient à rejoindre en 1914, confortablement assis dans leurs douillets bureaux, afin de combattre pour les idées de la République, qu'ils ont eux-même contribué à élaborer.


Selon Nizan, le philosophe a trahi les hommes pour ne devenir qu'un chien de garde de la bourgeoisie, leurs intérêts convergeant. Ils forment une classe dominante et diffusent leurs pensées par tous les canaux d'expression : universités bien entendu, mais aussi discours politiques, journaux. Et leur pensée est absorbée et intégrée par le plus grand nombre. Pis encore, le modèle du philosophe se transmet de générations en générations, puisque les étudiants sont confinés, échappés du monde réel pour les internats. Le parallèle avec les médias et les experts d'aujourd'hui est criant. Serge Halimi s'en est d'ailleurs emparé avec Les Nouveaux Chiens de garde.


Il n'y a plus qu'une seule manière de philosopher selon Nizan, et c'est au contact des hommes de la classe dominée qui travaillent et souffrent tous les jours au profit de la classe dominante. Il indique également la nécessité d'une avant-garde de philosophes pour emmener la classe ouvrière vers la révolution. La limite de son raisonnement consiste peut-être dans ce qui cristallise la faiblesse des avant-gardes léninistes : la reproduction d'un nouveau système de domination entre ouvriers et penseurs ouvriers (voir Orwell), dont il finirait ultimement par devenir un chien de garde. Mais il a tout de même l'honnêteté de le reconnaître à la toute fin de l'ouvrage, après avoir tenté tant bien que mal de définir le rôle du penseur révolutionnaire.


Il y a quelque chose de fondamentalement jouissif à la lecture de Nizan. Celui-ci est remonté comme jamais et n'hésite pas à salir la réputation de politiques et philosophes notoires (surtout Bergson et Brunschvicg). Sa verve est délicieuse, son sang bouillonne et il est difficile de résister à la véhémence de ses diatribes. Nizan nous enseigne à nous révolter de tout, à ne rien laisser passer pour acquis, et à toujours tout remettre en question. Et c'est une des grandes forces de cet essai.


Nizan est mort au front pendant la Seconde Guerre Mondiale, toujours au service de ses idées. Les Chiens de garde a été écrit à une époque où l'attente du Grand Soir était palpable, avant tous les grands changements induits par la guerre et la découverte des goulags en URSS (auxquels Nizan ne croyait d'ailleurs pas). C'est un éternel romantisme qui habite ce livre d'une colère et d'une rage précieuse. Et c'est aussi un livre dont la modernité a renforcé la notoriété, et dont le constat amer demeure brûlant d'actualité.

khms
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le 13 mai 2016

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