le 5 sept. 2025
La mémoire de l'eau
Roman-fleuve, l'expression convient précisément au dernier roman d'Elif Shafak, et pas seulement pour sa longueur, l'un de ses plus ambitieux et éblouissants, depuis ses débuts en littérature...
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De La bâtarde d’Istanbul, qui sonde les blessures de l’histoire turco‑arménienne, à L’île aux arbres disparus, qui évoque les violences inter‑ethniques entre Chypriotes grecs et turcs, Elif Shafak n’a cessé d’explorer les thèmes de la mémoire, de l’identité et de la transmission. Elle choisit cette fois l’eau comme fil conducteur, élément vital qui relie personnages, civilisations et récits dans une vaste composition traversant les époques et menant à une méditation sur la condition humaine.
Détournant l’idée controversée de la « mémoire de l’eau », selon laquelle le liquide conserverait la trace des substances rencontrées même après leur disparition matérielle, Elif Shafak en fait une métaphore poétique : l’eau devient archive invisible, dépositaire des histoires et des civilisations qu’elle a traversées. Trois existences s’y inscrivent : un archéologue anglais du XIXᵉ siècle en quête d’un poème mésopotamien oublié, une enfant du Proche‑Orient entraînée dans l’exil au début du XXIᵉ siècle, et une hydrologue contemporaine confrontée aux menaces pesant sur cette ressource vitale.
A lui seul, le titre condense cette vision. Drainant mémoires et récits à mesure que les pluies alimentent rivières, fleuves puis mers, l’eau relie cosmique et terrestre, origine et disparition. Les histoires humaines, comme les fleuves, naissent d’un ciel commun et s’écoulent vers des destins multiples. A partir de cette image, la romancière turque met en lumière la manière dont l’Occident – oublieux du berceau civilisationnel que fut la Mésopotamie – a longtemps toisé l’Orient. Elle évoque aussi les tragédies contemporaines, tel le génocide des Yézidis, qui souligne la fragilité des peuples et la violence des effacements. L’eau apparaît alors comme miroir de la vie et de la mort des civilisations : elle emporte les ruines mais conserve les traces.
Enfin, Les fleuves du ciel célèbre la puissance des récits. Car si les civilisations s’effondrent et si les peuples sont déplacés, les histoires survivent, franchissent les frontières et ressurgissent là où on les croyait disparues. Elif Shafak compose ainsi une fresque polyphonique où l’eau n’est pas seulement motif, mais force agissante qui éclaire la condition humaine et rappelle que la mémoire, même menacée, poursuit son oeuvre.
Conteuse habile et enchanteresse, Elif Shafak métamorphose une réflexion politique et historique en une œuvre d’une grande intensité poétique, où, comme l’eau, le temps coule, nous dépasse et nous emporte, mêlant dans une mémoire universelle les vies et les civilisations, et, puisque tout s’achève dans le même terreau, nous administrant une grande leçon d’humilité et de tolérance. Coup de coeur.
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Créée
le 5 déc. 2025
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