J’avais beaucoup d’espoir en ce livre, lancé avec les grandes pompes de la rentrée d’automne par la presse (grands entretiens dans Les Inrocks et Libération, critiques élogieuses dans Le Monde et Télérama, unanimité au Masque et la Plume…), salué par les jurys littéraires (prix des mêmes Inrocks, décidément fidèles, prix Décembre, peut-être le Médicis…) et publié par les excellentes éditions du sous-sol. Je n’avais jamais lu Laura Vazquez, écrivaine-poétesse, Goncourt de la poésie 2023, décrite partout comme une autrice « culte », « queer » et « underground » ; je n’aurais peut-être pas dû commencer par ce « roman », assez peu romanesque et davantage politique et philosophique, et plutôt par ses poèmes. Trop tard.
Il est tout à fait possible que le problème vienne de moi : je n’ai pas été sensible à l’écriture de Laura Vazquez, pour laquelle je n’ai pas de meilleure qualification que « logorrhéique ». Les Forces est une logorrhée de 300 pages, un flot ininterrompu de pensées sur la société, le capitalisme et l’existence alternant des phrases très longues scandées de virgules à la place des points, un peu à la Houellebecq ou comme Kev Lambert dans la première partie de Que notre joie demeure, et des successions de phrases très courtes qui provoquent chez le lecteur (en tous cas chez moi) une sensation d’étouffement, de vertige, de trop-plein. On ne sait plus où respirer, au sens musical du terme. La première partie sur les cinq du livre m’a bien intéressé : la narratrice s’interroge sur l’ordre social, le rôle du langage… Il y a des formules très bien trouvées, à commencer par l’incipit évoquant celui de Mars de Fritz Zorn (« Les heures étaient longues dans mon enfance, mais je ne me suis pas tuée. », p. 11), et des phrases assassines sur le vide du langage ordinaire contemporain.
Certaines personnes écrivent au mur les émotions qu’elles s’ordonnent de ressentir. J’ai vu dans des appartements les mots : bonheur, sourire, ou gratitude, sur les murs. La plupart du temps, ces niaiseries se présentent sous leur forme anglaise : happiness, love, smile, au-dessus du lit, dans le couloir, ou sur le paillasson (…) Les êtres humains imaginent le langage comme un appareil capable de produire des vérités. Voici leur logique : si j’écris happiness au-dessus de mon lit, le bonheur apparaît. La salle de bains existe, mais je veux qu’elle existe à travers ma parole, je veux qu’elle existe mieux. J’écris salle de bains sur la porte de la salle de bains. Je l’écris et cela me plaît. Puisque cela me plaît, cela est bon. » (p. 17-18)
L’essentiel du roman repose sur des rencontres, sur le modèle du roman d’apprentissage : une pythie-poète dans un bar lesbien, puis tout un tas de gourous de sectes fantaisistes (la secte des gestes, de l’absolue non-certitude, des verbes être et vivre) dont certaines sont de très bonnes idées ; mes préférées sont celle du sommeil, qui revendique le sommeil et l’improductivité comme des moyens de résistance (ses membres parlent en baaaillant), et celle de l’extrême bien dont les membres ne doivent utiliser que des qualificatifs positifs, en toute circonstance.
Le sommeil est le dernier espaaace de liberté àaa l’heure aaactuelle (…) Lorsque vous dormez, vous produisez de l’aaabstraction, de l’espaaace, vous ne consommez rien, vous n’aaavez plus d’utilité. Laaa société moderne souhaite blesser votre sommeil. Elle aaa pour but de le briser. Aaalors laaa quaalité de votre sommeil diminue. Le plan est en maaarche. Plus la quaaalité de votre sommeil diminue, plus vous consommez. Plus vos heures de sommeil diminuent, plus vous perdez vos pensées, et le fil de vos pensées. (p. 194)
Mais toutes ces bonnes idées ne font pas un roman, me semble-t-il. Je n’ai rien contre les collages (cf ma passion pour Maggie Nelson) mais il faut pouvoir s’accrocher à au moins un fil conducteur. J’ai bien compris, à force de lire les exégèses qui répètent ad nauseam les éléments de com (« une fille en rupture avec l’ordre social »…), que Les Forces parle de rébellion face à l’ordre du monde, mais c’est fait avec tant de candeur qu’on croirait lire une adolescente – ce que Laura Vazquez n’est pas, contrairement à Christine Pawloska et son Écarlate republié chez le même éditeur. Je n’ai pas été gêné par les salves de citations savantes avec le nom de l’auteur·ice dans la marge (Homère, Bouddha, Rousseau, Weil, Arendt, Heidegger, Nietzsche, Kierkeggard, Platon… Le spectre est large), mais m’interroge un peu sur leur rôle : est-ce pour provoquer un effet d’accumulation ? s’inscrire dans une généalogie de penseur·euses métaphysiques ? Contrairement à Roland Barthes ou Maggie Nelson qui utilisent le même procédé, Laura Vazquez concentre ses citations sur quelques pages, ce qui les dilue entre-elles et, à mon avis, les neutralise. Encore quelque chose qui m’échappe.
Je plaide l’inadéquation avec ce livre, pas mauvais du tout ; tant mieux s’il trouve son public. Je lirai d’autres livres de Laura Vazquez, qui a indéniablement des choses à écrire et un certain talent pour le faire.