Est irresponsable l'historien qui sciemment tord la méthodologie historique à des fins idéologiques

Loin de moi l'idée d'être aigri mais il m'est tout de même important de nuancer le tableau que mes collègues ont pu précédemment dessiner pour la raison principale que cet essai historique pose quelques problèmes méthodologiques en dépit d'un récit clair et crédible à bien des égards. Et je voudrais d'ailleurs commencer par ça avant de charger la mule : le livre est peut-être une bonne entrée et une bonne manière d'appréhender cette question qui taraude tous ceux qui ont vu ne serait-ce qu'un documentaire sur la Shoah : mais comment diantre ce fou d'Hitler est-il arrivé au pouvoir ? On connaît les grandes lignes bien sûr ou plutôt croit-on les connaître car il faut le dire Johann Chapoutot remet les pendules à l'heure. Non les nazis ne sont pas arrivés au pouvoir après avoir gagné les élections législatives de 1932. Non les chômeurs et les ouvriers n'ont pas voté pour le NSDAP. Non le NSDAP n'a jamais été un parti légaliste même après le pitoyable désastre du putsch de la Brasserie. L'histoire est autrement plus subtile, plus complexe avec des jeux de pouvoirs au sein même des institutions et des principaux partis de gouvernement de l'époque et il faut le dire Chapoutot reconstitue bien cela en restituant aussi l'incertitude que vivent les acteurs de l'époque : ils ne sont pas conscients de ce qu'ils font mais ils le font parce qu'ils ont des raisons de le faire. Ainsi suit-on le parcours de Paul von Hindenbourg, président de cette jeune république allemande dont il tord à plusieurs reprises la constitution et transforme une démocratie à l'origine libérale en un régime autoritaire. Ainsi suit-on aussi Franz von Papen, conservateur bourgeois qui fait sauter les digues et invite les nazis à gouverner. Ainsi suit-on George Strasser, numéro 2 du parti nazi qui aurait pu très bien devenir chancelier avant Hitler et donner une autre direction au NSDAP qui en 1932 commençait à péricliter sous les divisions intestines. Ceux-là parmi tant d'autres...

Bref, c'est un livre qui ravira ceux qui effectivement se posent cette question de l'arrivée au pouvoir des nazis. Mais j'ai tout de même une GROSSE réserve à faire et qui découle essentiellement de ce qui sous-tend ce livre : l'analogie assumée que propose Chapoutot entre notre époque et ces années 30. Disons que j'ai à la fois passé l'âge pour cette maxime éculée de la répétition de l'histoire et à la fois pour un matérialisme historique - que semble adopter cet auteur - et qui m'apparait aujourd'hui comme une philosophie de l'histoire qui se mord la queue en plus de devoir user d'énormément d'arguments ad hoc pour rester crédible. Mais soit, ce n'est pas tant le comparatisme qui me pose problème que l'enrobage idéologique de ce comparatisme. Oui c'est une analogie qui n'est pas neutre et que l'auteur assume pleinement dès l'introduction : Oui - Chapoutot nous dirait - un historien n'est pas neutre. Effectivement, mais l'historien n'est pas juge pour autant et là est mon soucis. Chapoutot cite pourtant à plusieurs reprises Marc Bloch - comme s'il fallait se draper d'une autorité pour affirmer sa posture méthodologique - je le suspecte cependant de ne pas l'avoir lu (ou compris) dans son intégralité. L'analogie du juge et de l'historien est bien connu, Marc Bloch expliquant que l'historien tout comme un juge produit des pièces à charge et à décharge, sauf que l'historien s'arrête là, il ne juge pas. Chapoutot lui a décidé de juger, juger ses acteurs déjà. Aucun ne trouve grâce à ses yeux (on peut comprendre pourquoi bien sûr). C'est à se demander si des fois ces acteurs ne sont pas idiots tant ils sont dépeints comme tels. Non Chapoutot n'est pas juste un juge, c'est un procureur.

Alors chacun sera juge (c'est le cas de le dire) mais entre ça et l'analogie que dessine l'auteur tout au long de ce livre, me reste quand même un sentiment amère. J'ai cette désagréable sensation en fermant le bouquin que finalement tout n'a pas été dit, que l'auteur a peut-être sciemment occulté une partie de l'histoire qui ne rentrait pas dans le récit qu'il a au préalable dessiné (c'est limite assumé comme tel à la fin de l'ouvrage, et là on peut aussi soulever plusieurs critiques d'ordre méthodologique). Le point positif c'est que je ne vais sans doute pas rester sur ma fin et creuser le sujet.