Rencontre entre les contes nippons et les mythes amérindiens

Des années trente à cinquante, depuis l’arrivée en Colombie-Britannique, à l’extrême Ouest du Canada, d’Aika, l’une de ces jeunes Japonaises sans plus d’avenir que l’union, conclue sur simple échange de photos, avec un compatriote déjà exilé, Les mangeurs de nuit reconstitue le difficile parcours d’intégration de sa fille Hannah, entre précarité et racisme côté hommes, magie universelle des grands espaces peuplés d’esprits et de légendes côté nature.


Sautant incessamment d’une époque à l’autre d’une manière qui semblera de prime abord presque désordonnée et quelque peu déroutante, en vérité morcelé comme un puzzle à l’image de l’identité fracassée de ses personnages déracinés et violemment ostracisés, le récit laisse peu à peu apparaître son motif central : le destin d’une Nisei - « deuxième génération » -, fille d’émigrés japonais née sur le sol canadien, comme bien d’autres après la vague qui, au début du XXe siècle, poussa les plus pauvres Nippons à partir tenter leur chance en Amérique, du Nord ou du Sud.


Comme dans Certaines n’avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka, tout commence par un mariage par correspondance, entre une adolescente que son statut rend immariable au Japon et un pauvre compatriote émigré, bien content de saisir l’aubaine au seul prix de quelques photos mensongèrement avantageuses. Quelles que soient ses désillusions, la jeune femme munie d’un billet simple pour l’inconnu doit faire face à sa nouvelle vie immanquablement rude et misérable, dans une Amérique raciste à laquelle rien ne l’a préparée. Les lecteurs du roman Fantômes de Christian Kiefer savent pourtant déjà que le pire reste à venir, avec la paranoïa engendrée par la seconde guerre mondiale, et bientôt la confiscation des biens et l’internement dans des camps des Américains d’origine japonaise.


Violemment renvoyée à une identité japonaise qui lui est étrangère, la jeune Hannah se révèle plus prompte à la révolte que ses parents soucieux de se fondre dans le décor selon les règles de conduite nippones. Ce sont la forêt canadienne et la connexion à une nature aussi grandiose qu’impitoyable, en même temps que son imagination et sa propension à inventer des histoires, qui vont l’aider peu à peu à trouver l’apaisement et à rassembler les morceaux épars de son existence. L’éloignant de plus en plus de l’intolérante compagnie du Nord-Américain moyen des années cinquante, son cheminement la rapprochera d’autres parias, eux aussi spoliés par la destructrice toute-puissance de l’homme blanc : les Amérindiens. Au contact de Jack, un creekwalker – « marcheur de rivières » chargé de dénombrer les saumons – imprégné de culture gitga’at par la seconde épouse de son père et par son demi-frère métis, elle apprendra, au terme d’une expérience initiatique presque chamanique, aussi bien à vivre en paix, à l’unisson des battements de coeur de la nature, qu’à marier la magie des contes nippons à celle des mythes amérindiens.


Du terrible traitement imposé au XXe siècle à la communauté japonaise installée en Amérique au rapport destructeur de l’homme à la nature, Marie Charrel porte un regard sévère sur la société occidentale contemporaine, si oublieuse de l’antique sagesse des « peuples racines », notamment amérindiens, et de leur lien sacré au vivant et à la terre. Son récit est une invitation pleine de poésie, à l’image des lucioles mangeuses de nuit évoquées dans le titre, mais aussi très (trop?) dans l’air du temps, à revenir à davantage d’humaine humilité pour, comme nos Anciens, une vie beaucoup plus en harmonie avec notre environnement.


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Cannetille
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le 4 sept. 2025

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