La gauche et l'anticapitalisme : histoire d'une supercherie

Au moment où je lisais ce petit livre, une « polémique » un peu bidon déchirait mes amis. Elle concernait une étudiante lyonnaise qui avait pris la parole à la télé pour revendiquer de meilleures conditions de vie pour les étudiants ; or, de facétieuses personnes ont retrouvé des photos d'elle en voyage en Italie et au Portugal, qui ont suscité une certaine indignation, bien évidemment très mal reçue « à gauche. »


L'intérêt de ce type de « polémiques », c'est ce qu'elles révèlent sur l'état des esprits en France. Que la plupart des personnes « de gauche » ne comprennent pas l'indignation du « petit peuple de droite » dans ce genre de circonstances me paraît assez révélateur de, précisément, l'évolution des idées et des configurations politiques que décrit Michéa dans ce court essai.


Jean-Claude Michéa est quelqu'un de passionnant. Avec une plume délicieusement acerbe, il rétablit quelques vérités bien senties, démasque les supercheries et brosse un tableau plus clair, plus cohérent, plus compréhensible et logique du monde actuel. Une entreprise absolument nécessaire.


Pour lui, l'idée selon laquelle la gauche serait l'héritière des luttes ouvrières du XIXe siècle relève du mythe et de la confusion. Une confusion qui s'est établie pendant l'affaire Dreyfus, quand les socialistes ont décidé de s'allier temporairement avec la gauche pour faire front commun contre la menace d'un coup d’État monarchiste ; jusque-là, ils considéraient la polémique être une « affaire entre bourgeois ».


C'est que la gauche, c'était des types comme Thiers (adulé par Zola), qui avait massacré sans état d'âme les communards quelques années plus tôt. Pour l'édification d'un monument en l'honneur des victimes tuées par la Commune, le seul motif qui avait suscité polémique à gauche était de savoir s'il fallait inscrire uniquement le nom d'un évêque ou une formule capable d'englober tout le monde...


La gauche, c'était d'abord l'héritière de la Révolution française et des Lumières, c'est-à-dire, le parti du Progrès, le parti des libéraux souhaitant apporter un peu de clarté dans ce monde si longtemps resté dépourvu des vertus bienfaisantes de la Raison.


De nombreuses preuves à l'appui, tirées d'un examen attentif des textes de l'époque, Michéa montre que les premiers socialistes défendaient un positionnement tout à fait différent. Marx lui-même avait déterminé deux types de réactions suite à la Révolution française : 1° une réaction cléricale et monarchiste souhaitant le rétablissement des structures sociales et politiques de l'Ancien régime ; 2° une réaction des mouvements socialistes qui s'opposaient à l'avènement de la société libérale promue par les Révolutionnaires, et donc, par la gauche d'alors.


Le mot « socialisme » lui-même a été inventé pour s'opposer à l'individualisme des libéraux. C'est-à-dire que les socialistes originels s'attaquaient non seulement à l'épanouissement du Marché, de la libre concurrence, de la propriété privée et du salariat, mais également à une conception de la société comme simple amalgame d'individus isolés, qu'aucun lien organique ne rassemble, et qui ne sont motivés que par leur profit personnel. En ce sens, les socialistes n'étaient favorables à la déstructuration ni de la famille, ni des institutions traditionnelles de solidarité, de sociabilité, voire politiques (après tout, à quoi peut bien renvoyer le mot « Commune » sinon à cette formidable institution médiévale dont on avait gardé le souvenir ?) Certes, on souhaitait les dépouiller de leur caractère « aliénant » ou inégalitaire. Mais on reconnaissant surtout en elles des moyens de se préserver du Marché et de l'anomie.


Cette lecture du libéralisme comme anthropologie individualiste a d'ailleurs été remise au goût du jour dans un livre très récent absolument passionnant.


De nos jours, dans l'amalgame entre les socialistes et la gauche, les idées des premiers ont été complètement oubliées, à part, précisément, ce qu'il y avait de plus bourgeois chez Karl Marx. Ce n'est sans doute pas pour rien que les textes d'un penseur aussi influent en son temps que Proudhon sont devenus introuvables.... (penseur qui serait très probablement classé à l'extrême-droite si on le relisait aujourd'hui)


La gauche, à partir des années 1970, a cru au Marché libre, stupéfaite qu'elle était de l'accumulation extraordinaire d'un capital qu'on pouvait bien redistribuer aux pauvres — puisque, après tout, la seule chose qui intéresse les pauvres, c'est bien l'argent. Elle s'est faite la porte-parole des idéaux libéraux, du culte du Progrès, de la société « liquide », de la consommation, de la « déconstruction » des oppressions, de la « lutte contre-toutes-les-discriminations », etc... Son nouvel électorat officiel ne se puisait plus chez les ouvriers — chez ces cons de pauvres haineux et ringards qui votent pour Marine Le Pen —, mais chez une petite bourgeoisie progressiste, mobile, qui voyage, qui se passionne pour les nouvelles technologies, qui se repent de la colonisation (sans rien y connaître), qui milite pour les homosexuels et qui s'émeut devant un migrant (mais pas de trop près non plus, faut pas déconner). Sous Hollande, c'était tellement flagrant qu'une bonne partie de la gauche a fini par s'en indigner !


C'est précisément durant mandat de notre bon mimolette que Michéa a écrit ce livre : je serais bien curieux de savoir ce qu'il penserait d'un Mélenchon ! Car, après tout, la France insoumise devait réhabiliter une « gauche véritable », vraiment populaire... et, il est vrai, la ligne (qui m'était plutôt séduisante) de 2017 sentait bon le populisme (sans que ce mot n'ait ici la connotation stupidement péjorative qu'on lui donne, utilisé comme synonyme de « démagogie »). Mélenchon brandissait tant de drapeaux tricolores que certains l'avaient même qualifié de fasciste !


Pourtant, plusieurs ombres se présentaient déjà au tableau : d'une part, le culte que voue Mélenchon à Robespierre (!!!) ainsi que, de manière générale, aux Lumières et à la Révolution française, et, d'autre part, sa foi absolue dans les vertus de la « liberté individuelle », professée avec une ferveur toute religieuse à Toulouse dans son « meeting pour la Liberté » (rien que ça !) Mes deux principaux points de désaccord à l'époque...


Les récents déboires de la France insoumise et de Mélenchon n'ont fait que confirmer cette tendance... Sauf que les gens ne sont pas dupes, et ça se voit dans les urnes.


On le constate aussi dans la polémique que je mentionnais plus haut. Au fond, je crois que la source de l'indignation de ce « petit peuple de droite » (comme l'appelle Michéa), outre le fait qu'une gamine se fasse la porte-parole des malheureux étudiants souffrants de conditions soit-disant effroyables en France alors qu'elle a pu voyager plusieurs fois ces deux dernières années, c'est bien plus globalement tout ce que représentent ces photos. La frime au soleil, l'hédonisme, les bars et les boîtes de nuit branchées des centres-ville chic du moment : autant d'idéaux de classes moyennes (pour ne pas dire : d'une bourgeoisie) « connectées », « en mouvement », voyageant d'un centre-ville gentrifié à la mode à un autre pour y découvrir les mêmes bars, mais dans les différentes villes de l'Union Européenne (voire du monde entier, dont nous sommes tous citoyens, après tout).


Mais le plus significatif, c'est que les personnes de gauche ne comprennent pas cette indignation. C'est que, comme le décrit si bien Michéa, l'électorat de gauche repose sur ces mêmes classes moyennes, animées par la « mauvaise conscience » de personnes « dominantes mais elles-mêmes dominées. » Et qui, en tout cas, dominent littéralement la culture en France, comme le prouve le scandale qu'ont pu susciter les livres de Michéa.


Alors donc, Michéa, réactionnaire ? Crypto-fasciste ? Qu'on jette aussi unanimement sur lui, dans la plupart des médias officiels (à part chez France Culture, à la limite), un tel anathème, avec une telle mauvaise foi, surtout à gauche, a presque quelque chose de douteux... Pourtant, cette droite réactionnaire voulant retrouver ses privilèges de dominants de l'Ancien régime dont on semble voir l'ombre effroyable partout (en tout cas, on y assimile beaucoup de monde !) n'existe plus depuis bien longtemps, au moins depuis la Deuxième guerre mondiale.


À une époque aussi sclérosée et dogmatique que la nôtre (on ne serait pas loin de voir l'Université de Paris dresser une liste officielle des « erreurs » et autres idées prohibées comme elle l'avait fait en 1277 !), des hérétiques comme Michéa sont autant de bouffées d'air frais nécessaires ! Outre des analyses passionnantes sur le mouvement des idées et le développement du capitalisme depuis les Trente glorieuses, on lui reconnaîtra au moins le mérite d'avoir exhumé un vieil idéal socialiste plus que jamais porteur de sens. Le socialisme au sens authentique du terme, c'est-à-dire non pas une litanie misérabiliste et bien-pensante sur les pauvres et autres discriminés, mais une pensée bien plus profonde, si je puis dire, du « tout social et du social avant tout. »

Antrustion
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le 23 nov. 2019

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