Une analyse fascinante de la genèse de la pensée grecque

Retracer et dégager les changements primordiaux qui ont permis à la pensée grecque d’éclore et d’initier le premier élan philosophique de notre Histoire, voilà une tâche qui était bien ardue et à laquelle s’est pourtant attaché avec brio Jean-Pierre Vernant, helléniste réputé et qui a eu une grande influence sur notre vision de la Grèce antique.


Vernant présente dans cet essai une analyse et des démonstrations toujours intéressantes et cohérentes de cette période de transition cruciale dans l’Histoire de la Grèce antique. On contemple avec un regard lucide et juste, ce passage d’une société Mycénienne fortement centralisée, où toute la vie économique, politique, et même religieuse tourne autour du Palais du Roi, aux balbutiements de la polis où, cette fois, l’isonomie règne entre les citoyens et la cité tourne autour de l’agora, lieu d’échange et de prise des décisions. On passe ainsi d’un système aristocratique échelonné, dans lequel le Roi contrôle ses sujets, à un système basé sur l’égalité stricte, dans les domaines politiques et militaires du moins.


Cette pensée aristocratique archaïque est représentative de l’époque Mycénienne, mais également des Siècles Obscurs qui servent de terreau aux œuvres d’Homère et d’Hésiode. Or, la thèse de Vernant se retrouve dans ces poèmes fondateurs, où, en effet, la figure du chef est incontestée. Et bien sûr, la Théogonie, ce poème ordonnateur d’Hésiode sur la création de l’Univers et l’établissement du règne de Zeus, en est peut-être le meilleur exemple, Zeus ayant vaincu les Titans & Typhée, et posé les bases de l’ordre et de la Justice dans le monde. Cette vision du monde ne pouvait être réfutée, car l’écriture, la Justice, en bref la «vérité», étaient entre les mains des chefs. Mais, quand le monde Mycénien vint à s’écrouler, ce modèle aristocratique centralisateur vacilla une première fois. Puis, les Siècles Obscurs passèrent, pendant lesquels l’aristocratie régnait toujours, mais divisée en de nombreuses petites cités, souvent rivales. Et alors, cette aristocratie divisée ne pouvait plus tenir et allait subir sa plus grande crise. Les aristocrates, les chefs, étaient moins puissants : il était temps pour les villageois de mettre en œuvre ce qu’Homère préfigurait déjà dans l’Odyssée. Tout comme les prétendants d’Ithaque commençaient à contester l’autorité d’Ulysse, les villageois des cités grecques se mirent à réclamer davantage de justice, davantage d’égalité.


Et alors une vraie révolution s’opéra dans tous les domaines de la vie des Grecs. Il n’y avait plus une simple échelle aristocratique à sens d’élévation unique qui régissait les rapports entre dominants et dominés, il y avait cette fois une égalité politique entre tous les citoyens. Chacun pouvait prendre part à l’exercice du pouvoir. Et Vernant s’attache à démontrer que ce tournant s’établit autour d’une nouvelle manière de penser géométrique, où la cité s’apparente à l’ordre du cosmos. La polis repose sur une parfait harmonie entre les citoyens centrée sur l’agora, et la notion d’un sens dominant (comme le haut et le bas dans l’aristocratie) disparaît au profit d’un repos dû à la perfection du «cercle» de la cité : l’agora, le noyau de la cité, se trouve à égale distance de tous les citoyens, car tous peuvent y jouer un rôle à part égale.


L’agora devient donc le lieu dominant de la polis, lieu sur lequel l’on va débattre sur la justice, sur la manière de diriger la cité, sur les questions de la nature… La langue grecque, contrairement aux écrits en linéaire B de l’époque Mycénienne, est accessible à tous. Les écrits seront alors lus, approuvés ou critiqués, et de cette manière l’évolution de la pensée va se mettre en marche. Plus de lois arbitraires dues au bon vouloir d’aristocrates qui possèdent seuls les outils du pouvoir, cette fois les lois seront inscrites et appliquées de la même manière pour tous les citoyens. Et, également, les premiers écrits philosophiques vont germer de cette ébullition de la polis, vont tenter de penser la nature comme la cité, et ces écrits, désormais destinés au plus grand nombre, seront perpétués et améliorés par les générations de philosophes postérieurs, et ainsi la pensée grecque va naître et se développer.


C’est peut-être quelque chose que l’on a tendance à oublier, mais pour que la pensée évolue, il est nécessaire de considérer ce qui a déjà été réalisé auparavant, et venir construire par-dessus tout ce savoir. Pour avancer, il ne faut pas partir de zéro à chaque fois, mais bien approuver ou réfuter, critiquer les ouvrages de référence qui ont posé leur pierre à l’édifice de la pensée. Thalès est peut-être le premier à avoir initié ce mouvement initial de la philosophie, et tout de suite ces idées ont été reprises, remodelées, améliorées par ses disciples. L’école ionienne était née, et allait ouvrir la voie à cette nouvelle manière de penser, plus rationnelle et plus abstraite que les anciennes théogonies. Et j’espère ainsi, avec mes critiques, contribuer humblement et à toute petite échelle à ce mouvement de la pensée. Certains me liront et approuveront, d’autres me réfuteront, et j’en sortirai heureux et grandi !


Et un dernier point, avant de clore cette critique qui est déjà bien plus longue que ce que j’avais imaginé en la commençant ; cette révolution, lente, continue, mais certaine, qui a donné naissance à la polis, puis par conséquent à la pensée grecque, repose tout autant sur une égalité politique, que militaire ! On aurait tort d’oublier l’importance de la phalange hoplitique dans l’établissement de l’égalité entre les citoyens. En effet, peut-être le saviez vous déjà, mais les hoplites ne forment qu’un dans la phalange. Le flanc droit de chaque hoplite est protégé par le bouclier de son camarade de droite, donc, et il doit ainsi régner une vraie confiance et égalité entre les soldats. Quiconque briserait les rangs pour se distinguer sur le champ de bataille, comme cela arrive de manière si fréquente dans l’Iliade par exemple, risquerait de rompre l’équilibre de la phalange tout entière, et ainsi de mettre en danger tous ses compagnons d’arme. Il y a, ainsi, égalité parfaite dans l’exercice de la politique, et dans l’exercice militaire. Et, paradoxalement, il semble bien que la cité qui soit parvenue à établir de la manière la plus parfaite cette égalité entre tous les citoyens est bel et bien Sparte, pourtant réputée comme la cité oligarchique par excellence !


Enfin, nous voilà au terme de cette critique. J’ai l’impression de n’avoir pas été raisonnable sur la longueur, mais que voulez-vous, cet ouvrage m’a véritablement fasciné, et même un peu bouleversé. Oui, Les origines de la pensée grecque est une lecture indispensable pour quiconque s’intéresse à la Grèce antique, qui nous apporte un point de vue passionnant et presque fondamental sur l’aube de la pensée grecque, de notre pensée. Vernant ordonne avec tellement d’intelligence ses arguments et ses observations, qu’on ne peut qu’adhérer à ses thèses qui, d’ailleurs, ont fait date. J’espère vous avoir transmis l’envie de lire ce petit ouvrage, et j’espère également que vous avez pris autant de plaisir à lire ma critique, que j’en ai eu pour l’écrire !

Charlandreon
9
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le 10 nov. 2020

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