120 ans de joug Russe, Prussien et Autrichien n’auront pas suffi à écraser la culture polonaise, au contraire. Peuple courageux et indestructible, les polonais sont aussi des artistes, des écrivains, des compositeurs... Rares sont les pays qui résisteraient à plus d’un siècle de pillage culturel et intellectuel et de Kulturkampf tyrannique. Alors allez-leur en donner des leçons à nos amis du grand-duché ! Et de fait, je pense peser mes mots en affirmant que Tolstoï a son alter ego littéraire polonais en la personne de Wladyslaw Stanislas Reymont.
La lecture des paysans est plus qu’un projet, c’est un défi voire une épreuve. Mais quelle richesse ! Quelle récompense à l’arrivée ! Conçue comme une réponse aux écrits humanistes et naturalistes de Zola, l’œuvre s’articule en Tétralogie dont chaque saison constitue un livre et dont l’automne est le premier tome. Ce découpage simple mais habile permet de donner à l’ensemble de l’œuvre le côté cyclique de l’éternel retour, une cohérence narrative mais surtout de faire de la « terre » le personnage central du roman. Et là, précisément, se situe toute l’universalité et toute la beauté du livre de Reymont : l’homme n’est pas au centre de tout, n’en déplaise à nos humanistes invétérés. Les saisons se succèdent, les âmes remontent au ciel et seule la terre dure, donne, reprend et rend à Dieu. Les descriptions sont sublimes, mélancoliques parfois angoissantes voire effrayantes (Le chapitre glaçant de Hanka dans la tempête de neige). La terre, découpée en « arpents », définit aussi le statut social de son propriétaire, elle attise les luttes de classes avec la petite noblesse mais aussi les rivalités entre les familles plus ou moins cossues.
Bien. Le décor est posé : un village au nom de Lipce, des arpents, des vergers et des champs de betteraves, de choux et aux milieux, jetés à la volée dans l’absurdité et la pénibilité infinie du labeur, tels de minuscules Sisyphe condamnés à trimer : les paysans. Avec leurs caractères trempés dans l’acier et le borszcz, (soupe à la betterave, légume vénéré par une nation entière) leur mains calleuses et leur admirable courage. Chaque jour, pour eux, est un combat, chaque pomme de terre a sa valeur, chaque semailles est une prière à Dieu, une espérance d’un jour fertile. Et à travers ces personnages forts, le livre de Reymont s’impose comme un retour à l’essentiel. Tout est cher aux yeux de « ces pauvres petites âmes las » : la fête traditionnelle du village au cabaret, l’élection à la mairie, le mariage, la lutte contre les propriétaires allemands, la messe du dimanche et les sermons parfois courroucés du curé, la coupe du bois pour l’hiver, l’enterrement en grande pompe de la mendiante... Tout a de la valeur : on ne jette pas ce qui est cassé, on le répare. Et enfin, quand on profite, on partage et on fait des réserves pour l’hiver.
La vie des paysans n’est pas idyllique, entendons-nous bien. Les hommes boivent lourdement après le travail, les femmes se déchirent parfois assez lamentablement et enfin les jalousies, les convoitises et les infidélités viennent ternir l’existence misérable de chacun. Bref, l’existence est épuisante et injuste. Les moments de répits, pourtant jubilatoires et salvateurs, sont trop rares. L’hiver dure, et chacun, telle la fourmi, se recroqueville dans sa petite chaumière et consomme avec précautions ses modestes réserves près de la cheminée en comptant les bûches et les bouchées de pain.
Et pourtant, comme dans un tableau des frères le Nain, on prend plaisir à faire partie, le temps d’un livre, de ce monde rural fascinant et cruel à la fois. Oui, facile à dire en tant que lecteur, certes ! Mais honnêtement, cette vaste cheminée qui réchauffe la pièce principale, ces réunions au cabaret arrosées à l’eau-de-vie, ces soirées épluchage de betteraves, ces fêtes, ces vergers de poiriers et de cerisiers et ces champs de patates, il n’y a pas une page oú l’on ne voudrait pas y être, ne serait-ce qu’un instant. La description est tellement soignée et vivante que la contemplation de ce microcosme est un plaisir infini. On partage les bonheurs des paysans comme leurs malheurs. On exulte de joie à l’arrivée des moissons, on regarde l’hiver par la fenêtre d’un œil inquiet, et on renaît avec eux au printemps, quand tout est à refaire.
Reymont n’est pas seulement un auteur naturaliste qui décrit méticuleusement un village paysan. Il peint le portrait universel du Paysan et raconte par-là les origines lointaines de nos sociétés. Il rappelle bien mieux que n’importe quel traité d’écologie moralisant le rôle de la terre et la soumission de l’homme à ses cycles. A chacune des mille pages, il nous murmure humblement que sur cette terre éternelle, chef d’œuvre du très-haut, nous sommes simplement de passage : nos vies sont des saisons.

Reymont nous donne envie d’aller à Lipce, de errer dans les ruelles à regarder l’église du village et de voir les fantômes en sortirent pour saluer le curé après son office. On ne regarde plus les vieilles bâtisses paysannes sans le sentiment de nostalgie de ses soirées près du feu, sans imaginer la famille Boryna et valets autour du vieux patriarche mourant et j’irai même plus loin, on ne passe plus à côté d’un champ de patates sans un infini respect pour nos ancêtres paysans, humbles héros qui luttaient chaque jours de leur vie ingrate contre le temps et la dureté des saisons !
Une mention tout spéciale aux dernières pages du printemps - narrant la mort d’un personnage - et qui résument à la fois le style plein d’élégance et de force de Reymont et en même temps la Foi paysanne dont est emprunte la narration. Son œuvre est une fresque monumentale et cruelle mais sans aucun doute miraculeuse. A mon sens, la plus grande histoire d’amour entre Dieu, l’homme, et la terre. Prix Nobel 1924.

Bobbysands
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le 11 avr. 2018

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