Y a-t-il sentiment plus délectable que celui qui advient quand, par miracle, une œuvre paraît nous offrir une Vérité fondant, dans un mouvement de synthèse, tout un ensemble de discours, de choses et d'êtres ?
Il existe en effet des scènes, des paragraphes (fussent-ils composés de quelques mots), des notes aussi, qui disent, simplement, beaucoup plus qu'un ensemble donné de faits - particulièrement que cet ensemble flou et vague qu'on nomme réalité. Sous leur prisme, on y perçoit le monde comme par une coupe transversale et cristalline, dont rien ne lui échappe sauf - manque tragique qui fait le gage de tout art - la possibilité de le dire autrement que la manière avec laquelle on nous l'a montré. Le sentiment dont je parle offre ces deux caractères : positif, puisque nous percevons le monde d'une manière différente et à bien des égards globalisante ; négatif, puisque survient immédiatement cette espèce de mood, où l'on se maudit soi-même, ou bien de n'être pas artiste, ou bien de ne pas pouvoir transmettre, dans toute sa simplicité, la vérité qu'on vient de nous offrir - tout simplement parce que cette vérité est de l'ordre du percept, et qu'ainsi elle ne dépassera jamais la sphère de notre propre conscience.


Dans ce type de discours qui s'appelle philosophie, selon moi ce sentiment y joue le rôle, en même temps de source, de moteur et de fin ultime. Et c'est peut-être chez Rousseau que, le plus, à chaque page, à chaque inspiration dont il est l'auteur, entre chaque ligne, ce sentiment transpire et réapparait quand on veut bien le voir. C'est une autre manière de dire qu'il était un artiste.


Ce sentiment peut - et c'est l'apanage des grands philosophes que de dire beaucoup en écrivant peu - advenir à l'occasion d'une simple distinction. Une simple distinction. Une quinzaine de phrases, couchées sur le papier, qui ne valent peut-être rien, qui n'ont pas d'autre réalité que d'être lues - et pourtant ! - c'est peut-être dans ses minuscules centimètres carrés que vous trouverez, auparavant caché, l'idéal de l'Idée (expression redondante, je le sais), c'est-à-dire une chose toute spirituelle, qui peut embrasser des kilomètres de réalité simplement et synthétiquement - et qui sera indissociablement vraie et simple, simple et vraie.
Chez Rousseau, j'ai trouvé mon Idée. J'ai par la même trouvé ce sentiment, qui lui est concomitant.


Il s'agit donc d'une distinction, qu'on trouve pour la première fois systématisée dans le Second Discours, mais dont on mesure toute l'étendue dans les Rêveries. Il s'agit de la distinction entre "l'amour de soi" et "l'amour-propre".
L'amour de soi, c'est la tendance naturelle qu'à chacun de se conserver, à éviter les maux et à chercher la satisfaction. Il s'agit d'une passion fondamentale et éternelle, qui existerai quand bien même il n'y eut qu'un unique homme sur la Terre, mais qui n'a rien à voir avec l'égoïsme puisque selon Rousseau elle est , conjointement avec la Pitié, source de toute vertu possible.

Au contraire, l'amour-propre, c'est une passion factice, qui n'est rien d'autre que la projection de soi-même dans les autres, et qui, dans un mouvement paradoxal (lequel exprime bien l'absurdité et le désordre qu'elle cause) conduit l'individu à faire plus de cas de soi-même que de tout autre homme.
Autrement dit, l'amour de soi, c'est la vie ; l'amour-propre, c'est l'aliénation. La première passion est naturelle et nécessaire ; la deuxième n'advient qu'en société : elle est donc artificielle et contingente. Mais il faut immédiatement ajouter qu'en tant qu'êtres de culture, c'est au fond l'amour-propre qui, chez nous, devient la passion fondamentale, et qui prend l'apparence de la nécessité.


Je ne vois pas comment qualifier cette distinction, autrement qu'en disant qu'elle est belle. Elle est si simple, si vraie ! Elle rend compte d'un si grand nombre de réalités différentes, et sous bien des aspects, divergentes ! Elle permet de pointer une source, et donc en creux une solution, de tout un tas de problèmes, parfois petits, parfois immenses. Je ne peux m'empêcher de me dire, quand j'y pense : "Mais oui, tout est la faute de l'amour-propre !"
Avec l'amour-propre, les phénomènes les plus divers s'éclairent : d'abord d'un point de vue individuel, puisque notre vie mentale, qu'elle soit le siège d'un affect particulier (comme la honte, typique en cela qu'elle est indissociable de la culture du groupe comme groupe), ou simplement en tant que réceptacle des données ordinaires de la socialisation, est tissée par les relations avec autrui. Mais aussi, et sans doute bien davantage, d'un point de vue collectif puisque chaque culture se construit en opposition, en corrélation ou en adéquation avec les autres. En matière politique même, où il n'est pas besoin de préciser combien sont les acteurs qui font de l'amour-propre un principe moteur, on dira que c'est la théorie du compromis. Les mouvements irrationnels qui poussent les différentes opinions publiques, et dont la vie politique se délecte, les préjugés d'ordre raciste, tout cela n'est-il pas l'expression d'une sorte d'amour-propre collectif, qui se surajoute à sa couche individuelle ?


Même ce phénomène fondamental de la culture, qui repose selon Lévi-Strauss "sur des fondements psychologiques solides", puisqu'on le retrouve non seulement dans toutes les sociétés, mais aussi à l'échelle individuelle, quand nous sommes dans une situation inconnue face à l'étranger : l'ethnocentrisme, peut s'interpréter comme l'expression psychique de l'amour propre, en tant que cette passion consiste à voir autrui, non pas en rapport avec tous les autres, mais pas rapport à moi.
Ce qu'il faudrait comprendre, c'est que, moi-même, je ne suis que le plus humble, le plus misérable de tous les autrui. Il m'est en effet dorénavant acquis - la vie sociale m'en fournit chaque jour la preuve - que je n'arriverai jamais à atteindre la fameuse maxime : "Connais-toi toi-même".


Avec autrui, je partage donc la même condition : aussi a-t-il, comme moi, un droit inaliénable à la commisération. En passant par l'amour-propre, nous retrouvons l'autre grand concept de la philosophie morale de Rousseau : la Pitié.


Nous le retrouvons, mais c'est pour déboucher sur une impasse tragique : si l'amour-propre est un mal inhérent au social, l'ethnocentrisme l'est aussi. Condamnée à vivre en société, mais nécessairement aussi tourmentée par elle, l'humanité n'est-elle alors pas légitime dans sa tendance à s'imaginer un état de nature, et à le glorifier ?
Ce n'est pas le pari de Rousseau, d'abord parce qu'il est absurde. Mais aussi parce que, s'il avait glorifié l'état de nature, il n'aurait pas été Rousseau.


Et je ne l'aurais pas autant aimé : car alors je n'aurais jamais pu assister à sa tentative grandiose de restituer le tragique de l'homme et, avec son art incomparable, d'en trouver le remède, tout en ménageant à son lecteur des moments - tels celui de la méditation d'une distinction, d'une simple et belle distinction - où celui-ci peut ressentir l'émotion unique et parfaitement esthétique qui consiste à croire que, livre en mains, nous ne penserons jamais seuls, mais à ses côtés.


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le 3 juin 2015

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Nathan T.

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